Capture-d’écran-2015-04-03-à-09.15.47

Dea Loher. Retenez bien son nom. La dramaturge allemande née en 1964 effectue une entrée fracassante au répertoire du Français avec Innocence. Le québécois Denis Marleau accompagne avec une douceur gracieuse et stylisée cette quête de sens construite sous forme de kaléidoscope choral sur les laissés pour compte.

Une grande ville portuaire. Fadoul (Bakary Sangaré, incroyable conteur) et Elisio (enragé Nâzim Boudjenah), deux immigrés clandestins. Une noyée rousse ressemblant étrangement à Rosa (agaçante Pauline Méreuze au jeu trop maniéré). Franz, son mari, croquemort (décevant Sébastien Pouderoux). Frau Zucker, sa belle-mère ex-communiste, diabétique et unijambiste (hilarante Danièle Lebrun). Absolue, une aveugle strip-teaseuse (malicieuse et touchante Georgia Scalliet). Ella (Cécile Brune dans une forme olympique), la philosophe vieillissante qui disserte sur La Non-Fiabilité du monde. Frau Habersatt, la mère mythomane (Claude Mathieu, sublime égarée). Deux candidats au suicide (cocasses Louis Arène et Pierre Hancisse). En somme, un microcosme d’éclopés et d’handicapés dont la vie bascule par un événement peu ordinaire : une montagne d’argent dans un sac plastique, la folie, le deuil d’un enfant, la culpabilité.

Dea Loher ne verse jamais dans un misérabilisme facile : elle semble éprouver une vive sympathie pour ses personnages banals en quête de rédemption et la tête pleine de rêves… Sans émettre de jugement moral, l’auteur questionne notre responsabilité individuelle et collective, notre force de résilience et la prise en main possible ou non de notre destin. La construction astucieuse en tableaux, amplement adoptée de nos jours dans les écritures dramatiques, permet un déplacement de focales en va-et-vient, une constellation de lumières qui forme petit à petit un cosmos d’êtres réunis par les contingences. On passe ainsi d’une solitude lugubre à la lente édification d’une solidarité timide mais solide.

Dans une boîte à musique où les mélodies s’isolent et se rejoignent, Denis Marleau orchestre sa partition avec doigté : tous présents sur scène, les douze acteurs dessinent une cartographie ramassée et dessinée par touches impressionnistes : ces essaims d’entités virevoltent au gré d’une narration cassée et alternée, contribuant à créer une dynamique tout en jouant avec une structure en trous savamment bâtie. Certaines histoires se révèlent plus passionnantes que d’autres (notamment celle d’Absolue) d’où quelques longueurs mais l’ensemble tient la route.

Saluons à ce titre, la création vidéo de Stéphanie Jasmin qui consolide la charpente de la mise en scène en distillant des images ravissantes de candeur, douces et tendres, abstraites et enfantines. Ce support d’images évite de sombrer dans un réalisme déplacé et concoure à apporter une touche d’onirisme bienvenue dans ce monde inhospitalier où la tour des suicidés comptabilise ses morts…

Il était donc temps que la Comédie-Française accueille dans sa prestigieuse salle Richelieu des auteurs dramatiques actuels de premier ordre, qui plus est des femmes. En renouvelant son répertoire, la maison de Molière peut ainsi capter un public différent, en quête de nouvelles écritures. Remercions Laurent Mulheisen, conseiller littéraire du Français et traducteur français attitré de Loher, d’avoir convaincu Muriel Mayette de monter cet écrivain majeur et célébré Outre-Rhin. Innocence de Dea Loher s’apparente à un soutien bienveillant envers les démunis, ceux qui souffrent mais persistent dans leurs espérances. Et Denis Marleau a réussi à restituer toute la poésie de la dramaturge allemande en alimentant un univers d’images attachantes qui trouveront sans doute écho chez chacun d’entre nous. ♥  ♥  ♥  ♥

© Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage