Côme de Bellescize se plaît à bâtir des passerelles entre des dilemmes éthiques de notre temps et des trouées oniriques aussi étranges que fascinantes. Moyen surtout de défamiliariser des situations réalistes insoutenables dans leur cruauté. Dans Amédée, le jeune metteur en scène abordait l’euthanasie avec une délicatesse poétique et brutale rare ; dans sa nouvelle pièce Eugénie, il se penche sur le handicap de l’enfant à naître dans une même dynamique d’ébranler les consciences. Pari réussi au Rond-Point.

Sarah désespère de devenir maman. Elle tombe enceinte mais multiplie les fausses couches. Samuel tente de joindre les deux bouts en vendant des photocopieuses dernier cri. Des reproductions à la chaîne performantes contre des tentatives avortées. Miracle, un enfant tient le coup et se développe à l’intérieur de l’utérus de Sarah. Mais le couperet tombe : si Eugénie naît, elle sera handicapée à vie. Une semaine pour se décider. Que faire ?

Sujet ultra touchy au possible donc pour ce nouveau bébé signé Côme de Bellescize. Comment réagir face à la pression d’une société qui nie votre propre arbitraire ? Entre une mère féministe, des médecins bonimenteurs et un mari qui pète les plombs, normal que Sarah craque. Le regard porté par le dramaturge possède une acuité et une véracité déconcertante : il ne juge jamais mais essaye de décortiquer les façons de se sortir d’un tel dilemme. Entre vénération et rejet, attente et pensées infanticides, les sentiments s’entrechoquent et brouillent les pistes.

K.O natal
Impossible de ne pas sentir sa gorge se nouer en sortant d’Eugénie : la « bien née » se transforme en bombe à retardement au sein d’un couple qui se déchire. Pourtant, aucun pathos n’émerge ici, et là réside la grande force de la pièce. Tout baigne dans un climat d’irréalité, voire d’absurde. Sensations troublantes lorsque l’enfant crie son mal-être et semble condamner ses parents du regard. Malaise quand une énorme pelle est à deux doigts de mettre fin aux jours de l’embryon…

Déjouant une quelconque logique temporelle, Eugénie se balade habilement entre les deux alternatives possibles : entre l’avortement et le retour à une vie « normale » et l’acceptation d’un enfant qui sera constamment jugé et pointé du doigt par la société.

Sur le plateau, ce floutage est rendu par une scénographie minérale exprimée par la terre, symbole de régénérescence et de putréfaction. Cocasse également, le décor prête à rire pour dédramatiser un tant soit peu la pesanteur de la situation. Pour preuve, cette scène hilarante au début de la pièce où Samuel conseille un client tout en couchant avec sa femme. Seule sa tête dépasse, d’où un double jeu truculent.

Enfin, chapeau bas au quatuor de comédiens à l’interprétation sans faille et à fleur de peau, à commencer par Éléonore Joncquez, déchirante d’humanité dans le rôle de cette mère à tout prix, perdue dans ses désirs. À ses côtés, Jonathan Cohen campe un Samuel, mi-abject-mi gamin avec une belle densité. Estelle Meyer irradie dans une double partition étonnante d’élasticité : foldingue en mama envahissante et désarmante de candeur triste dans le rôle-titre. Philippe Bérodot incarne quant à lui tous les rôles périphériques avec un abattage délectable.

Avec Eugénie, Côme de Bellescize bouleverse et amuse à la fois : doté d’une plume percutante qui laisse K.O, le dramaturge/metteur en scène réussit à se confronter à l’inacceptable sans a priori. Une leçon de vie qui laissera des traces. ♥ ♥ ♥ ♥

EUGÉNIE de Côme de Bellescize. M.E.S de l’auteur. Théâtre du Rond-Point. 01 44 95 98 21. 1h30.

© Antoine Melchior