Après l’accueil triomphal du Tartuffe de Luc Bondy à Vienne en 2013, cette pièce mythique de Molière s’installe aux Ateliers Berthier dans une version française repensée pour l’occasion. L’ancien directeur de l’Odéon (récemment disparu , il aurait dû s’atteler à Othello d’où la reprise de la pièce) s’attache à retranscrire avec un sens du chic dévastateur la corrosion moliéresque dans une mise en scène au décor glacé. Dans ce jeu d’échecs où les pions et les rois s’inversent à l’envi, les acteurs se fondent à merveille dans la peau de leur personnage.

Une belle table dressée accueille un à un les protagonistes de cette terrible histoire d’aveuglement. Elmire mange un croissant, s’assied et lance un regard méprisant à sa belle-mère Mme Pernelle. L’ambiance, pesante, cache en sourdine un tonnerre prêt à s’abattre sur la maisonnée d’Orgon.

Luc Bondy, dès la scène d’exposition, donne judicieusement à voir l’éclatement d’une famille brisée par la dangereuse opération de séduction menée avec brio par Tartuffe. Françoise Fabian (remplacée par Christiane Cohendy), génialement odieuse en mégère acariâtre, fait tourner en bourrique toute sa famille et assène ses piques tout en tournant sur son fauteuil roulant à la vitesse de l’éclair. Le décor distingué, mêlant avec style animaux empaillés et meubles en noir et blanc, occasionne déjà un malaise palpable sur le plateau. La froideur de la scène et son aspect quasi inhospitalier entrent en choc frontal avec l’ardeur des protagonistes à défendre ou à accuser Tartuffe. La fin de la pièce offre un contrepoint apaisé de la situation : les personnages entonnent même un Benedicite ! La structure circulaire indique malicieusement la paix retrouvée au sein d’une famille déchirée par les abus d’un fieffé menteur.

La troisième mise en scène de Bondy possède le mérite non négligeable d’actualiser le mythe du faux dévot en en soulignant sa portée moderne à travers une forme de distanciation maîtrisée et chirurgicale. Luc Bondy saisit dès lors avec la dextérité d’un scalpel affûté les élans du cœur et du sexe contrariés par l’obligation d’une maîtrise de soi compliquée à gérer. Le rapport au corporel et à la gestuelle devient un enjeu dramatique primordial afin de saisir cette tension entre raison et passion. Le choix de Micha Lescot dans le rôle titre sonne donc comme une évidence : déjà admiré dans Le Retour et Ivanov ce comédien caméléon démontre avec maestria sa capacité à se métamorphoser sans transition en érudit puis en démon lubrique. Arrivant à la moitié de la pièce, son entrée saisissante capte d’emblée l’attention. Avec ses airs d’enfant de chœur charmants, rien d’étonnant à ce que ce personnage parvienne à chambouler Orgon. On peut en effet se demander comment un homme raisonnable peut abandonner tout son amour et tous ses biens à un homme qu’il vient de rencontrer. La question de la vraisemblance pose débat ici mais l’incarnation du comédien balaye comme un ouragan ce pseudo manque de cohérence.

Flegme vicieux
Dans des habits contemporains de dandy (petit pull gris, chemise blanche et cravate noire), Micha Lescot se pose d’abord comme un intello à lunettes sérieux et connaissant sa Bible sur le bout des doigts. Mais dès qu’Elmire entre en jeu, l’envie physique de la possession et sa coquetterie le poussent à avouer sa flamme sous couvert d’un alibi religieux fallacieux. L’acteur se donne alors sans concession dans un jeu physique d’une violence érotique à la limite du viol. La fameuse scène de la table dresse un portrait malsain de l’anti-héros qui n’hésite pas à accrocher la petite culotte d’Elmire au tableau ! Sans oublier d’essayer de la pénétrer de force sous les yeux d’un Orgon médusé… Le coquin, une fois démasqué, pleurniche comme une fillette devant son emprisonnement : superbe retournement !

Clotilde Hesme campe une Elmire péroxydée à bout et pudique. Sous médocs et un peu alcoolique sur les bords, cette Elmire en robe blanche vaporeuse a tout d’une héroïne borderline. Sa léthargie feinte cache une habilité diabolique au stratagème et son faux laisser-aller traduit un art éprouvé de la dissimulation. L’actrice ressemble à une Marilyn évanescente, mutine et prodigieusement intelligente. Le duo qu’elle forme avec Micha Lescot respire la fraîcheur, la complicité et un désir sourd. L’alliance se révèle naturelle et fonctionne à merveille. On frémit lorsque le jeune homme lèche les doigts de la fausse blonde et on se surprend même à vouloir que les ébats se concrétisent.

Gilles Cohen, lui, est fantastique en Orgon manipulé comme un morceau de chiffon. Entre vénération quasi homosexuelle d’un côté et incompréhension mêlée de colère de l’autre, l’acteur alterne les registres avec une fluidité édifiante. Lorella Cravotta excelle dans le rôle en or de Dorine, prodigieusement insolente et futée tandis que Pierre Yvon incarne un Damis furieux avec un sens de l’excès toujours juste.

En 2016, la distribution a considérablement changé : la sublime Audrey Fleurot se glisse dans la robe d’Elmire avec beaucoup de distinction et d’autorité. Elle en impose sur le plateau. Parti du Français, Samuel Labarthe incarne avec une prestance naturelle un Orgon mystifié et tenace. Chantal Neuwirth, enfin, maîtrise sur le bout des doigts sa Dorine pour l’avoir déjà incarnée dans une mise en scène désastreuse de Marion Bierry il y a quelques années. Insolente et énergique, elle apporte la matière brutalement drôle de la franchise.

L’éclatante réussite de cette version d’une pièce vue et revue tient sans aucun doute à la puissance des tableaux parsemés de mille détails de Luc Bondy : comment ne pas éclater de rire en observant Dorine fourrer une dinde tout en critiquant Tartuffe ou lorsqu’elle se dissimule derrière des rideaux afin d’épier ses maîtres ? Comment ne pas s’esclaffer en voyant Tartuffe mordre et frapper à coups de cravate Damis tout en flattant Orgon ? Et que dire de la mise à mort de la foi en Tartuffe d’Orgon lorsque celui-ci, tel un fantôme enveloppé dans sa nappe blanche, sort de son brouillard fanatique ? Ou lorsque Tartuffe se met à fumer effrontément devant Cléante lorsque celui-ci le supplie de réhabiliter Damis mis à la porte de chez lui ? Le metteur en scène montre ici à quel point chaque finition compte dans sa mise en scène et que tout est signifiant, tel le chapelet de Mme Pernelle qui se casse au début tout comme les relations tendues entre les membres de la famille.

Ainsi, Luc Bondy électrise l’Odéon dans sa version glacée/enfiévrée d’un classique de la littérature française. Son Tartuffe s’inscrit avec une justesse confondante dans notre société minée par le pouvoir trompeur des postures et de la parole. L’aspect artificiel des sentiments orchestrés par Tartuffe trouve un écho pertinent dans la scénographie inhospitalière de Richard Peduzzi. Micha Lescot s’impose avec une classe machiavélique dans le rôle titre, d’une élégance redoutable. ♥ ♥ ♥ ♥ ♥

TARTUFFE de Molière. M.E.S de Luc Bondy. Théâtre de l’Odéon. 01 44 85 40 40. 2h.

© Thierry Depagne