marivauxBenjamin Jungers se lance dans la mise en scène avec succès en proposant sa version dépouillée et intelligente de L’Île des esclaves, courte comédie en un acte de Marivaux. Dirigeant avec simplicité mais clarté cinq acteurs complémentaires, le jeune pensionnaire du Français passe l’épreuve du feu avec un sens de la distinction heureux. La pièce interroge dans un renversement de rôles spectaculaire la tentation de céder au pouvoir, qu’on soit maître ou valet.

Sur une île près d’Athènes, deux couples échouent sur des rivages étrangers  : Iphicrate et son valet Arlequin ainsi qu’Euphrosine et sa servante Cléanthis. Cette terre inconnue se trouve régie par des lois tout à fait particulières : ici, ce ne sont plus les aristocrates mais bien les esclaves qui gouvernent les lieux. Trivelin, dirigeant de l’île, accueille les nouveaux arrivants en leur annonçant les règles de la communauté : les maîtres doivent à présent obéir aux serviteurs. Jouissant de cette nouvelle donne avec un sadisme délectable, les domestiques se rendent compte à temps de l’abus de pouvoir qu’ils pourraient commettre et choisissent de pardonner à leurs maîtres.

Moins révolutionnaire donc qu’il n’y paraît, puisque les personnages retrouvent leur condition initiale, L’Île des esclaves pose cependant des questions d’une modernité renversante : est-ce la condition sociale ou bien les vertus du cœurs qui sont les garantes du pouvoir ? L’honneur et l’équité ne supplantent-elles pas l’étiquette aristocratique ?

Benjamin Jungers centre sa mise en scène sur deux thématiques fortes de la pièce : le floutage identitaire et l’expérience du travestissement qui se retrouve perverti. Le quatuor de personnages porte exactement les mêmes habits à savoir une veste légère bordeaux et un pantalon de lin ocre. Le renversement de pouvoir ne s’effectue donc pas par les vêtements : la confusion statutaire s’avère dès lors d’autant plus trouble que l’on ne peut pas discerner qui sont les nouveaux dominants et dominés.

Trivelin se montre acharné dans sa leçon édifiante à se débarrasser du virus de pouvoir liant le quatuor de protagonistes : non seulement les maîtres apprennent l’humilité à travers l’humiliation et la tolérance mais les anciens valets ne doivent pas outrepasser leur nouvelle condition et faire preuve de clémence et de générosité. Cette double épreuve salutaire prend place dans un décor sophistiqué signé Lisa Navarro : deux toiles suggérant des voiles et servant à l’occasion de hamac et un drap jeté négligemment sur le sol suffisent à créer un espace à la fois étouffant et ouvert sur le large.

Aux commandes des opérations, le jeune metteur en scène dirige cinq comédiens à la baguette, Jérémy Lopez en tête. Il y a des acteurs dont la voix suffisent à nous conquérir et l’interprète d’Arlequin en fait partie. Malicieux comme un singe, le comédien se fait plaisir en valet ivrogne bien content de ses nouveaux habits de maître. En outre, il se montre ambigu en diable et manie avec une redoutable volte-face le rire couplé à la menace arrogante. Jennifer Decker parvient enfin à nous séduire : son ton de poissonnière d’habitant agaçant s’accorde à merveille dans le rôle gouailleur de Cléanthis. Effrontée à souhait, l’actrice se déchaîne dans la scène clé du portrait de sa maîtresse : cabriolant sur scène, elle exulte à l’idée d’avilir l’amour propre d’Euphrosine, à un point tel qu’on ne parvient plus à la faire taire ! Effets comiques assurés. Le duo détonnant s’amuse à parodier avec délice les conversations galantes de leurs maîtres sans parvenir à conserver ni leur sérieux ni les tics des nobles. Les rôles des maîtres, bien plus en retrait, se révèlent également percutants : Catherine Sauval campe une maîtresse blessée dans sa dignité dans un jeu rentré touchant tandis que Stéphane Varupenne laisse transparaître une souffrance rebelle avec émotion. Enfin, Nâzim Boudjenah incarne un Trivelin inquiétant et sympathique à la fois, tenace à l’idée d’éduquer cette petite communauté.

Ainsi, Benjamin Jungers ne propose pas une Île des esclaves flamboyante mais intériorisée dans toute sa rage contestataire. Éliminant tout clinquant possible, le jeune metteur en scène s’attarde à faire entendre Marivaux dans toute son ambivalence. Les acteurs du Français s’en donnent à cœur joie dans cette ronde corrosive de l’inversement des valeurs. À voir au Studio-Théâtre pour réfléchir en une heure à peine sur les dérives du pouvoir. ♥ ♥ ♥ ♥

© Cosimo Mirco Magliocca
© Cosimo Mirco Magliocca