godotcaenEn attendant Godot renaît de ses cendres à la Comédie de Caen. Sous la houlette d’un trio malicieux de metteurs en scène (Lorenzo Malaguerra, Jean Lambert-Wild et Marcel Bozonnet), la plus célèbre pièce de Beckett reprend des couleurs dans une version limpide et franche qui n’exclut ni la magie ni la fantaisie. Cette partition post-apocalyptique sur le vide existentiel fera sans doute date dans la pléthore de Godot  déjà proposées. Une brillante réussite.

Vladimir et Estragon, attachant couple de clochards, attendent un mystérieux personnage prénommé Godot. Qui est-il ? Un ange de la Mort, une allégorie d’un dieu absent, le néant. Au choix. En tout cas, ce duo d’estropiés affublés de chapeaux melons s’ennuie à mourir sur cette terre calcinée. Souffrant de la famine et forcé à ingurgiter des carottes, le tandem voit sa routine bousculée par l’arrivée d’un étrange duo de zigotos : Pozzo et son valet Lucky, bridé par une laisse XXL. Ces quatre survivants d’un univers où la transcendance est rejetée évoluent dans une zone spatio-temporelle floue, minée par la répétition absurde d’une même scène.

La pièce culte de Beckett publiée en 1952 est évidemment hantée par le traumatisme de la guerre. Comment réussir à vivre dans un monde où les vertus universelles se sont retrouvées piétinées et mises à mal par les dictatures ? Pour l’écrivain irlandais, la réponse se situe dans l’immobilisme et le refus de toute progression par le langage. Maniant avec dextérité la poétique du ressassement, Beckett donne à voir la survie dérisoire d’un quatuor rongé par l’ennui et la morosité.

© Tristan Jeanne-Valès
© Tristan Jeanne-Valès

La collaboration fructueuse des trois metteurs en scène explose sur scène : prenant à fond le parti d’inscrire leur version de Godot dans un jeu clownesque et magique, le trio multiplie les facéties sous forme de numéros enchanteurs : l’éphéméride de Vladimir ressemble à s’y méprendre à un jeu de cartes, le fond de son chapeau s’illumine sans raison et les chaussures d’Estragon crachent du talc à tout moment. Un duo d’Ivoiriens campe le tandem de vagabonds avec un charisme incroyable : Fargass Assandé et Michel Bohiri (qui a failli ne pas être présent à cause d’un problème de visa) s’illustrent dans leur quête éperdue et loufoque de sens. Pouvant être assimilés à des déracinés expérimentant la douleur de l’exil, les deux comédiens s’accrochent comme ils le peuvent à une parcelle infime de terrain.

Marcel Bozonnet, l’ancien administrateur du Français, nous régale en Monsieur Loyal de pacotille, cruel à l’excès avec son pauvre Lucky. L’esclave, interprété par le génial directeur du théâtre, se voit offrir son moment de bravoure si attendu : Jean Lambert-Wild, grimé en affreux Auguste grotesque, s’éclate dans son discours délirant, entre savant pédant, tragédienne maniérée et dingue incontrôlable. Le duo maître/valet fonctionne à plein tube et assister à la dialectique du pouvoir inversé s’avère réjouissant. Pozzo devient aveugle et impuissant tandis que Lucky finit muet. Aporie de la vision et du langage pour une vision ultra noire de l’humanité qui ne néglige toutefois pas des éclairs comiques. On pense avec plaisir au passage où Vladimir singe Lucky ou lorsque le duo de vauriens tente de se pendre avec une petite ceinture…

Ainsi, cette version à six mains de Godot excelle dans son accessibilité et son souci minutieux et ludique de retranscrire l’univers absurdement tragique de Beckett. La distribution se révèle enjouée et investie à souhait et l’énergie distribuée sur le plateau contamine le public. Un bien bel ouvrage qui part en tournée dès la fin mars à Alençon puis à Évreux avant de poser ses valises en suite. Notez bien que ce spectacle sera joué au Théâtre de l’Aquarium en mars 2015. À vos agendas ! ♥ ♥ ♥ ♥

© Tristan Jeanne-Valès
© Tristan Jeanne-Valès