Deux ans avant le nouveau millénaire, Neil LaBute inscrit Bash dans une frénésie pré-apocalyptique malsaine. Le titre même de la pièce interpelle : Bash signifie à la fois « coup de poing », « choc », « fête » d’où son aspect profondément dérangeant et glauque. Les trois saynètes composant le spectacle s’appuient sur une poétique du contraste vertigineuse où les actes monstrueux se retrouvent justifiés par un destin bien commode. Le dramaturge américain ne juge jamais ses personnages : il constate un état du monde aliéné et banalisé par le mal. Sarah Biasini et Benoît Solès s’illustrent en bourreaux ordinaires avec une maîtrise de jeu glaçante de sang froid. La mise en scène sobre et distinguée de Gilbert Pascal, appuyée par l’adaptation sensible de Pierre Laville, reflète la perversion de ces âmes libérées de la culpabilité ou d’un quelconque faute morale. Un petit bijou à venir contempler au Théâtre 14, puis aux Mathurins.

Deux monologues. Un duo. Telle est la formule insoutenable de Bash. Dans « Iphigénie en Orem », un cadre sacrifie son nourrisson afin de préserver son travail, son confort et sa famille. La jeune femme du « Retour de Médée » commet un terrible infanticide pour se venger de l’homme qui l’a abandonnée. Enfin, dans « La Fête » et « Une bande de Saints », une bande d’étudiants s’amuse à New-York et se laisse aller à des pulsions assassines au nom d’une justice toute personnelle.

Les titres de ces trois histoires se veulent programmatiques et tuent la conclusion dans l’œuf. On se doute qu’un bain de sang finira par se produire. Cependant, le talent de LaBute (fortement influencé par ses études religieuses) éclate dans le déroulement du récit rythmé par des retournements et une bonne dose de suspense. Le dramaturge américain réactualise des figures mythologiques et bibliques en les transposant dans un quotidien privé de transcendance. Les personnages de Bash se transforment en narrateurs extérieurs de leur propre histoire : privés de tout remords, ils vivent en toute impunité et n’assument en aucun cas leur responsabilité. Se dédouanant de leur crime en rejetant la faute sur les contraintes sociales, la pression du monde ou un état de démence incontrôlé, les anti-héros suscitent un profond dégoût.

Gilbert Pascal opte pour une mise en scène classieuse et raffinée, faisant ressortir avec d’autant plus de cruauté et de stupéfaction l’horreur des situations. Dans une absence de décor notable, où l’espace mental tordu des individus peut s’étendre à son aise, seul un fauteuil noir accompagne les deux monologues. Devant un public métamorphosé en psychanalyste, l’homme puis la femme se confessent dans un art du récit sensationnel. Et quel duo d’acteurs ! Benoît Solès, un verre d’alcool à la main, s’avère monstrueux dans la monotonie de sa voix. Il raconte son histoire presque les mains dans les poches, un rire désabusé de temps à autre. Lorsqu’il comprend que sa vie a été détruite par une simple blague, sa vie bascule mais il faut bien continuer à tracer sa route… Se remettant bien vite de la mort de sa fille, le personnage révulse. Tout en intériorité, le comédien rend palpable ce désir de survie. Sarah Biasini, elle, irradie de son charme solaire en Médée impitoyable. Séduite par son professeur de sciences, la jeune fille de treize ans tombe enceinte : abandonnée par son amant dans la crainte des représailles, elle essaye de se reconstruire avec son fils Billie. Décidée à se venger de la plus abominable des façons, la jeune femme commet alors l’irréparable. En tuant le fils, elle tue symboliquement ce qui la reliait au père. La boucle est bouclée et la saynète se termine sur un rire effrayant, celui du constat de la solitude de la femme. La fille de Romy Schneider, qu’on avait adorée dans Lettre d’une inconnue, prouve une fois encore qu’elle peut alterner d’un registre à l’autre en claquant des doigts : adorable en adolescente découvrant l’amour puis détestable en criminelle folle dans sa lucidité.

Le rouge et le noir habillent la scène d’une sanglante obscurité tandis que l’ambiance de la dernière histoire détonne par son ton apparemment badin sur fond de fête hype et chic. John et Sue, jeunes étudiants passionnés, partent en road-trip avec une bande d’amis. Alors que Sue s’admire dans sa belle robe et se plaint du ronflement de ses copines, John et ses amis se promènent dans un parc et tombent sur un couple gay. Horrifiés par la vue de leurs attouchements, les jeunes hommes passent à tabac l’un des hommes et se déchaînent dans un épanchement de violence gratuite juste pour le plaisir mais aussi pour lutter contre le Mal. La dernière histoire tranche par la décontraction des personnages : Sarah Biasini minaude à l’envi et se délecte en pouliche superficielle pendant que Benoît Solès narre son crime comme une anecdote plaisante. Le meurtre a eu lieu mais les protagonistes au fond s’en moquent. Ils sont vivants et bien décidés à en profiter.

Les trois maux les plus inhumains se retrouvent ainsi au centre de Bash : l’infanticide, la pédophilie et l’homophobie. Neil LaBute s’empare de ces abominations avec une distanciation glauque à la limite du tolérable. Cette pièce ultra contemporaine remue aux tripes et laisse K.O le public à la sortie du théâtre. Gilbert Pascal dirige Sarah Biasini et Benoît Solès d’une main de maître et laisse percevoir dans toute son horreur le crime justifié par sa banalisation. Un coup de cœur intense pour une pièce frappée comme un coup de génie indispensable pour tout amateur de théâtre. ♥ ♥ ♥ ♥ ♥