322161_la-place-de-l-autre-suivi-de-ici-ou-ailleurs-de-jean-luc-lagarceLagarce, l’un des dramaturges emblématiques de la génération sida avec Koltès, est à l’honneur dans la petite salle du Théâtre Clavel. La jeune Camille Giry, pour sa dernière année au cours Florent, a déniché deux pièces méconnues du grand public afin d’en former un diptyque séduisant, centré autour de la figure auctoriale. La Place de l’autre, pastiche de Ionesco, est une comédie absurde sur fond de domination alors qu’Ici ou ailleurs se concentre autour de cinq personnages à la dérive, prisonniers d’un univers mental hermétique et qui se cherchent. Ces deux œuvres de jeunesse de Lagarce, assez difficiles d’accès, sont portées par sept comédiens prometteurs prenant un plaisir évident à montrer leur travail à un public attentif. Ces deux adaptations exigeantes, parfois obscures, s’avèrent fascinantes dans leur genre. Une belle découverte.

La Place de l’autre a pour enjeu dramatique une chaise. Ce simple meuble déchaîne la convoitise de deux inconnus : un homme assis et une femme debout. Usant de multiples stratagèmes comme les larmes, la colère ou la séduction, le duo ne cesse de jouer une comédie absurde dans cette lutte pour le pouvoir grotesque. Ce hommage non déguisé aux Chaises de Ionesco est à considérer comme un exercice de style plutôt sympathique mais pas inoubliable. On retiendra une violence diluée dans l’humour décalé notamment ces bonbons ingurgités de force… Une réflexion sur la solitude émerge également de cette très courte pièce. Ces deux étrangers tentent de se retenir à tout bout de champ malgré leurs manipulations. Justine Lossa campe une femme lunatique comme pas deux : cajolante puis volcanique, vicieuse et tendre. Nicolas Janvier, lui, joue l’homme déboussolé puis victorieux avec un ahurissement feint bien pensé.

La transition avec Ici ou ailleurs se révèle d’une fluidité remarquable : la pièce, bien plus opaque et mystérieuse, déroute. Elle met en scène cinq personnages égarés. Un écrivain peu inspiré, une mère qui attend son fils et la mort, des artistes ratées, une amoureuse manquée, et un homme qui cherche sa place. Les comédiens impriment une patte marquée par la dépossession vivace. Le titre indique d’emblée que nous sommes en présence d’un non-lieu, d’une indétermination aussi bien temporelle que spatiale. Une gare, une plage. Un fils qui vient rendre visite à sa mère vieillissante. La mort du père. Un travail dur, d’ouvrier qui rend les mains dures et calleuses. Lagarce transpose ses propres angoisses dans cette pièce et brasse en germe ses thèmes favoris : le passé, la nostalgie, la famille, le doute, la mort. Ces monologues a priori décousus se révèlent ardus à suivre : le texte est lui-même durement critiqué par Lagarce.

La figure sans concession de l’auteur opère comme liant dans les deux pièces : discret dans La Place de l’autre où les personnages se montrent plutôt indépendants, il s’avère vital dans Ici ou ailleurs. Devenu le personnage principal de la pièce, Lagarce, subtilement incarné par Simon Jeannin, se représente dans le processus d’une œuvre qui peine à émerger. Détruit par ses responsables, l’auteur/personnage confie ses tourments au public. Il n’arrive pas à développer « l’impuissance à décrire son impuissance ». Dialoguant sans cesse avec ses personnages, dans l’expectative d’une action qui n’arrivera jamais, le dramaturge ne sait pas s’il pourra les faire vivre. L’espace scénique se transforme alors en projection imaginaire, où les personnages se déplacent dans une zone inexistante.

Camille Giry a distribué les rôles parmi ses amis du cours Florent : les sept comédiens irradient de jeunesse et de fougue. Ils sont prometteurs et malgré quelques rodages à effectuer (un texte parfois trop récité, un surjeu pas forcément nécessaire), la troupe s’en tire admirablement bien en regard avec un texte éprouvant à interpréter. Il faut encourager ces jeunes talents qui seront peut-être les têtes d’affiche de demain.

Ainsi, ce diptyque de jeunesse lagarcien surprend par sa variété des styles entre pastiche et rudes monologues. L’auteur, alors âgé de moins de vingt-cinq ans, expérimente divers genres théâtraux. La Place de l’autre apparaît bien plus anecdotique qu’Ici ou ailleurs, très beaux monologues-miroirs sur la condition précaire du dramaturge, découragé et en manque d’inspiration. N’hésitez pas à vous rendre au Théâtre Clavel pour vous immerger dans des textes peu connus mais cruciaux dans l’œuvre de Lagarce dans le sens où ce sont là ses premières pièces, peu portées sur scène. Camille Giry a eu le culot d’adapter des pièces qui selon les mots mêmes de l’auteur étaient assez mal écrites. Grand bien lui en a fait. ♥ ♥ ♥ ♥