Il est de ces spectacles coup de poing qui vous flanquent un uppercut dans le ventre en sortant de la salle. Ogres vous retourne effectivement les tripes. Yann Verburgh exacerbe la violence presque insoutenable d’exactions homophobes survenues aux quatre coins du globe. Sans aucun pathos, Eugen Jebeleanu met en scène cette parole et ces gestes qui broient à force de se banaliser avec une distance paradoxalement très proche de nous. On éprouve une immense empathie pour ces êtres marginalisés. Bouleversant.

À quoi pourraient bien ressembler les ogres en 2017 ? Loin des géants anthropophages à la Perrault, les monstres d’aujourd’hui se fondent dans la foule et peuvent impunément commettre leurs méfaits. Par un enchaînement de saynètes, Ogres expose à vif la brutalité de nos sociétés vis-à-vis des homosexuels et prouve que ce fléau a contamineé absolument toute la planète. Pensons à ce lycéen américain qui tue un garçon amoureux de lui après en avoir reçu une lettre enflammée ou bien à cette lycéenne ougandaise honteusement outée dans un journal local et condamnée à l’exil. Ou encore à cette lesbienne rejetée par sa mère et qui consigne dans un carnet rose toutes les injures dont elle a été victime. Autant de micro-situations qui combinées entre elles provoque inconstablement un sentiment de malaise et de rage. Une seule idée en tete nous habite : nous lever et invectiver tous ceux qui culpabilisent, frappent, déshumanisent et condamnent des gens pour leur orientation sexuelle.

Ogres est un spectacle très intense, qui ne nous laisse pas le temps de nous remettre de nos émotions. Cette surenchère impitoyable dans la cruauté brouille les frontières entre réalité et fiction. On ne sait jamais si ce sont des histoires vécues ou non et finalement peu importe car on demeure exsangue quand le rideau tombe. Deux histoires s’avèrent filées au cours de cette narration complètement fragmentée : celle d’un instituteur laissé pour mort alors qu’il se rendait dans un bois pour flirter  ; sa rencontre avec un militant LGBT et ses confidences qui affleurent ; et celle à rebours de deux amants iraniens qui vivent leur amour cachés…

La forêt, élément symbolique puissant, évoque l’interdit, le danger, l’inconnu, les pulsions sexuelles… Uu endroit interlope, sauvage et accueillant au double visage. La scénographie de Velica Panduru crée un espace hors du temps aux allures de conte inquiétant et vaporeux. Un moyen, tout comme les récits de notre enfance, d’universaliser intelligemment les propos.

Love is a losing game
La troupe convoquée sur le plateau se donne corps et âme pour incarner tour à tour bourreaux, victimes et témoins. Ils rendent palpables cette fameuse « zone grise » théorisée par Primo Levi dans laquelle il est difficile de tracer une frontière entre les bons et les coupables. Ils ont tous cette sensibilité à fleur de peau qui donne envie soit de les frapper, soit de les protéger. Clémence Laboureau (à la sublime voix rocailleuse, déchirante), Claire Puygrenier, Ugo Léonard, Radouan Leflahi et Gauthier Boxebeld débordent de générosité. Ce sont de grands comédiens.

Si le constat semble amer, force est de constater que des lueurs d’espoir peuvent s’échapper de cette obscurité sans fond. Le jeune Russe Luka, par exemple, qui refuse de baisser la tête et revendique haut et fort ce qu’il est, malgré la pression de son entourage. Un moyen de nous rappeler que même si l’homophobie continue de sévir avec obstination, c’est en poursuivant le combat que les préjugés s’écrouleront. Quand le théâtre accomplit sa catharsis avec brio… ♥ ♥ ♥ ♥

OGRES de Yann Verburgh. M.E.S d’Eugen Jebeleanu. Théâtre Ouvert. 1h25. 01 42 55 55 50.

© Geoffrey Fages