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Pas étonnant qu’Alexandra Badea, jeune dramaturge roumaine installée en France depuis dix ans, ait remporté le Grand Prix de la littérature dramatique en 2013 avec Pulvérisés. Cette pièce choc et redoutablement construite se déchaîne avec virulence dans un portrait à charge contre les excès de la mondialisation brisant net les aspirations et les convictions des protagonistes. Au Théâtre de la Commune, Aurélia Guillet et Jacques Nichet ne se montrent pas vraiment à la hauteur de cet implacable réquisitoire en optant pour des choix scénographiques discutables et un enlisement monotone dans la narration qui peine à transmettre l’urgence et la virulence des propos. Cependant, Agathe Molière et Stéphane Facco se glissent avec ardeur et engagement dans la peau de leurs personnages et les images ultimes du spectacle se concluent sur un sentiment poignant d’injustice et d’anéantissement. À voir pour découvrir cette pièce essentielle dans le paysage théâtral ultra contemporain.

Dans un monde globalisé, quatre personnages aussi éloignés géographiquement que séparés socialement se retrouvent pourtant réunis par la mondialisation. Ces inconnus ne seront jamais nommés, seulement différenciés par leur sexe, leur ville et leur fonction sur l’échiquier salarial.  Deux femmes, l’une « opérateur de fabrication » à Shangaï et l’autre « ingénieur d’études et développement » à Bucarest. Deux hommes, le premier « responsable assurance qualité sous-traitance » à Lyon et le second « superviseur de plateau » à Dakar. Quatre métiers différents, quatre maillons de la chaîne écrasés par la dureté d’un travail éreintant à la fois physiquement mais surtout mentalement. Le quatuor de personnages constitue des êtres pulvérisés par l’indignation, la soumission aux règles de management et de marketing absurdes et l’impuissance.

Le dispositif dramaturgique de la pièce mêle magistralement aspect choral et fragments monologués : le quatuor ne dialogue jamais frontalement mais le système d’échos permet une mise en rapport vertigineuse entre les personnages. La Roumaine présente son travail au Français, le Sénégalais dirige une filiale en rapport direct avec les Français et la Chinoise fabrique les produits que vendent les commerciaux étrangers. Quatre anonymes unissent alors leurs destins dans une course éreintante  au profit et une peur démentielle du chômage et de la faillite.

Inscrivant Pulvérisés dans une ambiance cauchemardesque, Alexandra Badea donne à entendre les voix intérieures de quatre opprimés à leur manière, tous vaincus par l’écrasante adversité du monde de l’entreprise. La gravité de ces dépressions n’exclut pas le comique : lorsque le Sénégalais exige des cuisiniers qu’ils concoctent du coq au vin ou du gratin dauphinois fait sourire tout comme lorsqu’il demande aux employés de changer de nom et d’identité en les francisant dans une politique d’assimilation d’un autre âge. Surprendre les ébats intimes du Français reluquant des seins en webcam tout en parlant à son fils crée un sentiment de malaise hilarant. Des moments évidemment bien plus dramatiques émaillent les saynètes comme la confession de l’adolescente chinoise privée d’aller aux toilettes pour ne pas rompre la chaîne ou la tentative de suicide à demi avouée de la Roumaine face aux questions insistantes de sa banquière.

Vie privée et professionnelle se retrouvent donc étroitement liées et l’auteur ne se gêne pas pour pénétrer sans ménagement les plus profonds secrets de ses personnages. Le « tu » auctorial, plein d’impudeur et de franchise, résonne comme un ordre dans la bouche des protagonistes, comme s’ils ne dirigeaient par leur vie et ne pouvaient pas assumer la responsabilité d’un « je ». La mise à distance opérée se couple alors brillamment à l’exposition d’une intimité bien fragilisée.

© Franck Beloncle
© Franck Beloncle

La forme bien particulière de la pièce semble être un casse-tête pour le plateau. Comment réussir à transposer sur un plateau cette multitude de monologues sans verser dans la monotonie et parvenir à créer un dialogue entre tous ces personnages ? Aurélia Guillet et Jacques Nichet ont privilégié une mise en scène statique dans un décor minimaliste à demi-réussi : un cube noir posé sur un revêtement réfléchissant sombre évoque judicieusement la planète sur laquelle trime le quatuor. En revanche, les installations vidéo de Mathilde Germi représentant à tour de rôle les différents intervenants alourdissent inutilement la scène. Ce jeu d’effets trop appuyés et systématiques enfoncent le spectacle dans une volonté illustrative dispensable. Les visages apparaissent nettement au départ puis de plus en plus floutés au fur et à mesure du désespoir des personnages. Fausse bonne idée. On retiendra plutôt les superbes zooms finaux sur les yeux qui cristallisent la résignation fatale de nos anti-héros tandis que les deux acteurs déambulent le long des parois disposées en angle droit.

L’autre point noir réside dans la perte de rythme initiale de la pièce où les pensées des personnages devraient fuser à toute vitesse, ou du moins avec plus de rapidité que le débit lent et quasi cérémonial adopté. Du coup, l’urgence du discours en prend un coup et un certain automatisme dans la gestion des monologues se laisse entrevoir très rapidement : une coupe de quelques secondes sépare les paroles du duo d’acteurs dans un va-et-vient vite lassan. Vraiment dommage lorsque les deux interprètes du spectacle se montrent bluffants : Agathe Molière campe le rôle de la Roumaine avec un sens acéré dut burn-out et celui de la Chinoise avec un courage exemplaire et émouvant. Stéphane Facco, lui, impressionne en Français sûr de lui en proie au doute et aux remords et en Sénégalais aux méthodes de management expéditives et sans scrupules.

Ainsi, Pulvérisés constitue une expérience théâtrale à découvrir absolument : la force saisissante de la dramaturgie d’Alexandra Badea, sa maîtrise bluffante du monologue et ses propos coup de poing sur les dérives du capitalisme mondialisé explosent. Par contre, la mise en scène de ce spectacle pêche par manque de mordant et d’énergie, réduisant la pièce à une succession de saynètes dont l’écho ravageur ne parvient pas à émerger. On vous conseille tout de même de tenter le coup et de vous immerger dans l’univers d’une auteur qui ne va cesser de compter au fil des années. ♥ ♥ ♥

© Bruno Bleger
© Bruno Bleger