Où donc est passé le souffle délicieusement sulfureux des Liaisons dangereuses ? Évaporé dans la nature apparemment au Théâtre de la Ville… À rester trop fidèle au célèbre roman épistolaire de Laclos, Christine Letailleur esquive un réel parti pris : malgré une vivacité tourbillonnante, sa mise en scène demeure scolaire, proprette et sage. L’artiste associée au TNB paraît brider la noirceur perfide du texte original et s’auto-censurer. Lorsqu’on s’attaque à une aussi grosse bête, il faut suivre derrière. Or, ici, la liberté d’adaptation ne trouve guère de terrain où s’épancher. En outre, le tandem phare Dominique Blanc et Vincent Perez s’avère bien mal assorti et déséquilibré…

Lorsque Laclos publie Les Liaisons dangereuses en 1781, l’ouvrage fait l’effet d’une bombe : en pénétrant dans les arcanes du libertinage, le militaire dévoile toute l’hypocrisie machiavélique de ces aristocrates en quête de jouissance cruelle. L’innocence des dévotes et des jeunes gens se retrouve au centre d’une machinerie diabolique orchestré par la Marquise de Merteuil et Le Vicomte de Valmont. Mais à trop vouloir jouer avec le feu et les sentiments d’autrui, le tribut se révèle lourd à payer.

(Trop) au pied de la lettre
On ne sait sur quel pied danser avec Christine Letailleur : d’un côté, on admire les superbes costumes d’époque (Dominique Blanc a une sacrée garde-robe), de l’autre, on rejette en bloc cet hideux décor grisâtre à deux niveaux évoquant un bunker informe (de là à métaphoriser maladroitement l’amour comme une incessante bataille, il n’y a qu’un pas…). D’une part, on goûte avec plaisir les courses folles des personnages plongés dans les tourbillons du désir et de la jalousie ; d’autre part, on est chagriné de constater le manque flagrant de prise de risque, quitte à verser dans la platitude.

Bien entendu, face à un roman par lettres, il convient de respecter assez minutieusement une certaine chronologie factuelle. Cependant, quand on passe du livre au plateau, il faut proprement mettre en scène et faire des choix douloureux mais nécessaires de découpage et de réagencement. On a l’impression ici que Christine Letailleur a voulu se montrer exhaustive ; elle rentre trop dans l’anecdote et certaines scènes auraient pu largement être élaguées. On ne lui demande pas de nous écrire Quartett mais tout de même… Quelle vision apporte-elle vraiment en plus par rapport à ce qui est explicitement contenu dans le texte ?

Pas grand chose, il faut l’avouer. Une interprétation peut néanmoins être lancée : en choisissant Dominique Blanc et Vincent Perez pour incarner le tandem maléfique Merteuil/Perez, la metteur en scène a l’air de soutenir davantage la libertine. Pourquoi ? Sûrement à cause du fossé qui sépare les prestations des deux comédiens. D’emblée, notre cœur penche vers la Marquise car Dominique Blanc insuffle de l’épaisseur à son rôle de garce indépendante et intelligente (criante de justesse lorsqu’elle retrace son parcours lors de la fameuse lettre 81). Elle domine clairement le haut du pavé. Vincent Perez, lui, cabotine sans cesse et dessine les contours d’un masque bouffon et maniéré. Son Vicomte se veut dandy espiègle et provoque souvent le rire mais son caractère tourmenté par les ravages de l’amour vrai pour la Présidente de Tourvel passe à la trappe.

De fait, toute l’ambiguïté des rapports entre ces deux fauves se retrouve évacuée au profit d’une héroïne sacrée d’avance victorieuse de cette lutte à mort. Elle est certes huée au final mais n’empêche. Cette inégalité émotionnelle se répercute également sur l’absence flagrante de tension entre les deux comparses. Il faut attendre la dernière demi-heure pour qu’enfin le tempo s’accélère et que la valse funèbre débute. La dégradation progressive de leur intimité se fait trop timide, on reste dans un badinage un peu cruel et pas du tout sensuel mais le roman de Laclos pousse la rivalité autant sexuelle qu’intellectuelle jusqu’au vertige. Le duel est sans pitié, noir et fatal. Une adaptation resserrée autour de ce duo central aurait apporté une confrontation plus corsée… Et le reste de la distribution sombre immanquablement dans la caricature et la récitation à part Julie Duchaussoy, digne et émouvante Présidente et Karen Rencurel, sage et lucide Mme de Rosemonde. Laclos est un écrivain subtil, ses personnages sont complexes. Christine Letailleur a laissé les nuances du roman en rade. Déception donc. ♥ ♥

LES LIAISONS DANGEREUSES de Choderlos de Laclos. M.E.S de Christine Letailleur. Théâtre de la Ville. 01 42  74 22 77. 3 h.

© Brigitte Enguerand