Recherche

Hier au théâtre

Tag

Chaillot

Hunter : monstre y es-tu ?

Sortez les crocs ! À Chaillot, Marc Lainé tente de créer un concept pour le moins original : le théâtre horrifique. Revisitant le mythe du loup-garou au féminin, l’auteur de Vanishing Point poursuit son mariage entre scène et cinéma. Le work in progress brouille les frontières entre artifice et fantastique avec art. Une expérience sans aucun doute déroutante.

Tout commence et tout se termine par le pouvoir des fables : au coin du feu, dans le noir, on pourrait nous faire avaler n’importe quoi. Du moment que le conteur se montre à la hauteur… En l’occurrence, Marc Lainé s’attache à la figure du loup et à tous ses clichés pour créer une nouvelle créature, féminine celle-ci. Irina, jeune fille, apeurée mord un soir David dans son jardin. S’en suivront hallucinations en tout genre, aggresivité progressivisme et fête cannibale.

Le parti-pris du dramaturge/metteur en scène joue avec provocation sur les contrastes. Assiste-t-on à un rêve ? Ou bien tout cela n’est-il qu’une machination qui s’assume avec ses trucs et gadgets ? Les deux à la fois en réalité. Avec une esthétique du carton-pâte (ha ces fameux décors verts qui par la magie de la vidéo projettent l’intérieur d’une maison) ou bien cette maquilleuse à vue qui asperge un comédien d’eau afin de recréer l’effet transpiration, le quatrième mur est abattu de toute part. Bien que ce procédé soit très à la mode depuis quelques années, l’effet fait mouche.

On se doute bien que cette histoire de femme cannibale n’est qu’une métaphore. Laquelle ? Celle du désir bestial qui ravage le corps d’une adolescente ? Celle d’un patriarcat qui doit souffrir pour avoir réprimé les pulsions sensuelles féminines ? Le monstre n’est finalement pas celui que l’on croit et tout converge à tourner les regards vers le père d’Irina, un homme surprotecteur qui étouffe son enfant.

Nyctalope hypnotisante
Féministe, Hunter peut se concevoir comme une chasse à l’homme ou comme un conte moderne dont le personnage principal assouvirait les hommes à ses désirs, telle une mante religieuse. L’hémoglobine coule à flots et les passages érotico-gores alternent avec le burlesque de la vie de couple de David et de sa femme (Bénédicte Cerutti et David Migeot, confondants de naturels), véritable parodie de la médiocrité conjugale.

Marie-Sophie Ferdane est impériale en reine de la nuit. Sa longue chevelure hirsute et sa silhouette longiligne d’éternelle ado entretiennent le doute sur son âge véritable. Sa voix, mi-angélique, mi-démoniaque, ses mouvements chaloupés ou craintifs, dressent le portrait d’une femme complexe, d’une petite fille qui sort de sa chrysalide pour se transformer en vamp décomplexée et fatale.

Rythmé par la musique électro envoûtante de Superpoze, Hunter tient en haleine malgré des faiblesses d’écriture. Sitcom effrayante, le spectacle tire sur la corde méta sans excès. On tient le bon bout ! ♥ ♥ ♥ V

HUNTER de Marc Lainé. M.E.S de l’auteur. Théâtre de Chaillot. 01 53 65 30 00. 1h30.

Vanishing Point : voyage au bout de l’ubiquité québécoise

À Chaillot, Marc Lainé imagine un périple onirique passionnant dans le Grand Nord québécois : Vanishing Point dresse la cartographie mentale et frigorifique d’une immense lande où trois destins se cherchent, s’apprivoisent, se rencontrent et se quittent. Un petit bijou à ne pas manquer, d’une délicatesse et d’une inventivité poétiques remarquables. Alors, sortez vos doudounes et embarquez dans ce road-trip inoubliable.

La route de la Baie James. Six cents kilomètres interminables. Un choc des cultures entre la civilisation québécoise et les hectares de forêts disséminés sur tout le continent. Eeyou Istchee, la convergence d’un trio d’étoiles, le centre de la nation des Amérindiens. Suzanne, une veuve cinquantenaire, affectionne sa voiture depuis toujours. Adorant les longs trajets, elle décide de rejoindre une amie située à des milliers de kilomètres de chez elle. Sur sa route, elle croise Tom, un auto-stoppeur déterminé à retrouver Jo, sa petite-amie française et accessoirement chanteuse névrosée. S’ensuivront des recherches hallucinées où le malheur finira par s’abattre imperturbablement sur la tête de nos trois voyageurs.

Marc Lainé convoque et mêle des genres improbables dans un bluffant melting-pot : romance, conte fantastique, parcours initiatique, thriller…  Volontiers hétéroclite, ce mélange savamment équilibré brouille les pistes et baigne ce spectacle-performance d’une teinte intrigante. Les morts et les vivants se côtoient dans une troublante indécision, les solitudes se consolent comme elles peuvent, bercées par les mélodies country à l’harmonica de Moriarty. Du rire aux larmes, Lainé dose avec une précision chirurgicale ses effets et s’interroge sur la prédestination, l’oubli, les fantômes, l’obsession amoureuse.

Toujours dans un même souci d’hybridation, le metteur en scène s’est entouré d’un trio de comédiens aux antipodes les uns des autres aussi bien dans leur formation que dans leur jeu. Marie-Sophie Ferdane, ancienne pensionnaire du Français, se lâche avec une énergie vitale bouillonnante et électrisante. Sirène-walkyrie au peps d’enfer, elle donne de la voix dans des chansons célébrant la beauté de la glace, son vide intérieur. Sylvie Léonard, vedette de la télévision dans la version québécoise d’Un gars, une fille, illustre à merveille l’art de cette contrée de se rendre spontanément sympathiques avec une franchise qui décoiffe. Enfin, Pierre-Yves Cardinal, le chouchou de Xavier Dolan, séduit en auto-stoppeur au bout du rouleau, brut de décoffrage mais rempli d’espoir.

Applaudissons la richesse protéiforme des talents de Lainé : auteur, metteur en scène mais aussi scénographe de génie. Dans un décor faussement bricolé, où un ventilateur fait souffler de la fausse neige, et où des techniciens aménagent à vue le plateau, les acteurs évoluent dans une voiture bleue un peu cabossée. La vidéo et les caméras tiennent une place prépondérante dans la dramaturgie de la pièce : alternant images animées de paysages québécois, gros plans et effets d’optique soigneusement réalisés, Lainé s’amuse comme un gamin dans ce terrain de jeu de bric et de broc formidablement agencé.

La virée fantasmatique organisée par Lainé se suit comme un petit miracle. Le point d’évanescence de nos vies se retrouve ainsi matérialisé sur scène avec une beauté qui, elle, ne disparaîtra pas. Spectacle total et maîtrisé dans chacune de ses dimensions, Les Deux Voyages de Suzanne W. constitue sans doute la surprise de ce printemps. Coup de foudre. ♥ ♥ ♥ ♥ ♥

© Stephan Zimmerli
© Stephan Zimmerli

Trois ans après les corps-pieuvres sexuels et poisseux d’Octopus, Philippe Decouflé revient en habitué à Chaillot dans Contact. Désireux depuis longtemps de bâtir une comédie musicale, le chorégraphe se lance dans une entreprise transdisciplinaire généreuse, barrée et d’une poésie enchanteresse. Cirque, danse, musique, chant et comédie s’unissent dans une revue divertissante de grande qualité où rien n’est laissé au hasard. D’autres reprocheront un aspect décousu au spectacle mais la forme spécifique des numéros ne présuppose en rien un quelconque fil narratif. L’occasion plutôt de se laisser entraîner dans une rêverie loufoque et maîtrisée, travestie et synchronisée. On adhère !

En baptisant sobrement son spectacle Contact, Decouflé laisse le champ libre aux possibilités folles qu’implique ce titre. Bien sûr, le terme renvoie d’abord aux mouvements corporels fondamentaux de la danse, cette zone où l’émotion pointe lorsque les peaux s’effleurent. Plus globalement, Contact évoque les points de rapprochement entre les arts, dans une optique de décloisonnement salutaire dont la comédie musicale serait une clef de voûte. Balayons directement le reproche du manque de liant que certains se sont empressés de souligner en constatant simplement que Decouflé a mal choisi ses termes. Au lieu d’une comédie musicale, nous sommes face ici à une revue dont les numéros sont présentés par un Monsieur Loyal déguisés sous les traits du Diable (Stéphane Chivot s’amuse d’ailleurs comme un enfant dans son rôle de trublion). Certes, quelques chansons (pas très inspirées, il est vrai) émaillent la prestation mais en aucun cas il ne s’agit d’un musical traditionnel.

L’apport musical se trouve davantage dans la création de Nosfell et Pierre Le Bourgeois : s’intégrant à part entière dans la performance, le chanteur et le musicien insufflent une véritable couleur à l’ensemble. La voix tantôt féminine et sensuelle et tantôt virile et caverneuse de Nosfell accompagne les artistes avec passion et incarnation. Loin de se cantonner à n’être qu’un simple accessoire, le son possède son propre univers dramaturgique.

Au niveau du caractère de ce patchwork, on retrouve les obsessions de Decouflé, à savoir son intérêt croissant pour les nouvelles technologies via la vidéo (effet de dédoublement, symétrie géométrique fascinante, illusions d’optique), le goût pour le travestissement (hommes portant des robes et des talons-aiguilles, gestuelle féminine). Le chorégraphe laisse également transparaître un humour décalé de bon aloi par des parodies de scènes mythologiques ou religieuses et un recours au mythe faustien incarné par un Christophe Salengro (le Président de Groland) délicieux en grand dadais ahuri.

Decouflé propose donc un spectacle accessible à tous, populaire et absolument incontournable. Contact se veut à la croisée des genres artistiques et le résultat s’avère probant. En solos, en duos ou collectivement, la troupe s’investit corps et âme dans une succession de numéros drôles, impeccablement réalisés et captivants. Coup de foudre !  ♥ ♥ ♥ ♥ ♥

© Laurent Philippe
© Laurent Philippe

La chorégraphe Béatrice Massin offre une relecture légère et ludique de La Belle au bois dormant à Chaillot. Recontextualisant le conte de Perrault à l’époque de sa création, cette spécialiste de danse et de musique baroques nous entraîne à la cour du Roi-Soleil avec facétie. Mettant à l’honneur trois jeunes danseurs, la compagnie des Fêtes Galantes privilégie l’audace et la gaité de ces pousses frémissantes. Exquis, frais et pétillant ! On fonce.

La petite salle Maurice Béjart, pas vraiment propice aux mouvements spectaculaires, s’inscrit plutôt dans une démarche intimiste. Ici, un trio de danseurs dans la vingtaine réinvente La Belle au bois dormant sous l’angle de la pointe humoristique et de l’anti-narrativité. Optant pour une approche abstraite, Massin déploie sa réécriture dans un espace nu où seules deux barres lumineuses suggèrent une temporalité en clair-obscur. Sauf la mise en sommeil de la princesse, difficile de trouver des éléments référant au conte spécifique. La chorégraphe préfère coller au plus près au baroque du XVIIème siècle : l’intrigue se passe dans la Cour de Louis XIV où Perrault figure en bon favori du Roi. Les superbes costumes chargés, pleins de frou-frou virevoltants et de perruques vertigineuses, renvoient également à cette époque de démesure extravagante. Lully et Mozart accompagnent avec féerie les pas de notre trio.

Le baroque se caractérise aussi par le thème du miroir déformé : ce jeu de doubles asymétriques se répercute dans la danse du trio par des gestes reflétés dans une synchronie légèrement décalée. Le travestissement s’érige en outre comme détournement identitaire carnavalesque avec la prestation majestueuse de Corentin le Flohic en nourrice maternelle pincée et gracieuse. Le déguisement est bluffant : le danseur s’empare aussi du rôle de la méchante fée cachée dans son chaperon sombre avec des manières effrayantes. Lou Cantor campe une Belle garçonne et farouche, délicieuse d’effronterie tandis qu’Olivier Bioret amuse en père galant et en Prince pataud.

Tandis que la première partie de la danse s’inscrit véritablement dans des pas baroques avec petits sauts et course effrénée, la seconde moitié se veut plus foncièrement comique avec l’arrivée du Prince. Son combat inspiré des jeux vidéo avec la nourrice est désopilant tout comme le réveil vacillant de Belle (sans aucun baiser à la clé pour la délivrer de son mal !) bringuebalée entre ses acolytes. Hilarant !

Cette Belle au bois dormant ravira donc petits et grands grâce à une danse enjouée et généreuse, une interprétation frétillante et un regard original porté sur un conte atemporel. ♥ ♥ ♥ ♥

© François Stemmer
© François Stemmer

republiquebonheur

Notre totale liberté et notre recherche du bonheur effrénée peuvent-elles apporter une satisfaction existentielle ou est-ce-qu’au contraire l’avènement capitaliste n’engendre-t-il pas une profonde lassitude ? Dans La République du bonheur, Martin Crimp semble pencher pour la seconde option. Le dramaturge anglais offre, comme à son habitude, une structure déroutante pouvant laisser perplexe mais la transition brutale entre une cellule familiale et l’anonymat d’une foule de voix dérive ses propos vers une universalité probante. Marcial Di Fonzo Bo s’amuse à mettre en scène de manière faussement foutraque cette charge corrosive contre le diktat libertaire. Dans une variété de styles inattendue, l’Argentin nous emporte dans un voyage barré addictif. On se régale à Chaillot !

Dans la République du bonheur débute comme une comédie naturaliste grinçante : entre une fille enceinte et gâtée, un grand-père accro au porno ou un père sourd, les vacheries fusent à table en ce soir de Noël. L’arrivée d’Oncle Bob accroît davantage le malaise lorsqu’il crache au visage de la famille leurs travers en parlant au nom de son épouse, la dragonne Madeleine (Julie Teuf, absolument démentielle dans sa robe fourreau ultra moulante, un sourire narquois permanent aux lèvres). Le décor (avec son sapin et sa table bien dressée) et les personnages (avec un nom et un caractère bien définis) répondent à une norme du théâtre bourgeois déjà sévèrement pervertie par une situation trash réjouissante. La longue tirade de Madeleine mitraillant qu’elle ne va pas cœur des choses amorce le changement de trajectoire de la pièce vers une abstraction énigmatique. Les personnages quittent leurs rôles pour devenir de simples voix. Les voix d’une humanité ployant sous le prix d’une liberté à double tranchant : des tableaux dont le titre commence justement par « liberté de » présentent un panorama diversifié des visages que peut prendre cette liberté. Celle d’écrire son scénario, vantant l’unicité de l’être, d’échapper à l’horreur d’un trauma, de vivre toujours, de tourner la page ou d’écarter les jambes.

La langue crimpienne joue de la polyphonie, des détours et des retours : elle peut sembler bavarde ou répétitive mais la collision de toutes ces voix éclate et réunit le sens. Marcial Di Fonzo Bo l’a bien compris en déployant une fantaisie d’une diversité folle. Les huit acteurs évoluent la plupart du temps ensemble, sauf lors de quelques chansons hilarantes : déshabillage en règle lors d’un contrôle dans un aéroport, errance poignante face à l’étendue interminable de la liberté (Claude Dugliame, superbe, évolue dans un cercle lumineux cherchant désespérément de l’aide alentour), thérapie de groupe qui tourne à la parodie freudienne avec l’usage de tablettes dédoublant les visages des artistes.

Beaucoup de mouvement dans cette adaptation. Un fourmillement d’idées inventives. Bref, une vision de la pièce crimpienne tout sauf monocorde. Mis à part un final un peu longuet plombant la dynamique globale, cette République du bonheur mérite toute votre attention. Bravo ! ♥ ♥ ♥ ♥

© Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Quatre ans déjà qu’Oh Boy ! tourne. Couronnée du Molière du meilleur spectacle jeune public 2010, cette adaptation du best-seller de Marie-Aude Mirail saisit aux tripes pour ne plus vous lâcher. Olivier Letellier restitue avec éclat l’univers tendre-amer de l’auteur : pas de pathos ni d’édulcoration dans le traitement de sujets graves et sensibles pour des enfants comme l’adoption, l’abandon, l’homosexualité, la mort ou la reconstruction. Le regard pétillant de Guillaume Fafiotte (en alternance avec Lionel Erdogan) et ses bonds enjoués, combinés à un humour salvateur, constituent autant de soupapes de sécurité offrant une « happy end » rayonnante. Une heure de théâtre bouleversante. À voir en famille à Chaillot.

La vie de Barthélémy Morlevent, jeune homosexuel de vingt-six ans, chamboule le jour où il voit débouler dans son appartement un tribu de trois enfants. Il apprend ainsi l’existence d’un demi-frère et de deux demi-sœurs abandonnés par leur père commun et dont la mère vient de se suicider avec du Canard WC… Siméon, un surdoué maigrichon et leucémique ; Morgane, une binoclarde chouineuse et Venise, un adorable tête blonde sont placés à titre provisoire par une juge afin de savoir si ce grand frère a les épaules solides pour s’occuper de sa nouvelle fratrie. Ce jeune homme qui prend tout à la légère, doit apprendre à gérer du jour au lendemain une cellule familiale inattendue. Comment réussir à transmettre des valeurs lorsque l’on a soi-même été délaissé par son père ? Comment ne pas céder à ce qui pourrait être considéré comme un « fardeau » quand on passe son temps en boîte à s’amuser ?

Marie-Aude Mirail brasse beaucoup d’enjeux sociétaux dans son roman : des thèmes délicats à aborder en présence de jeunes personnes portés par une acuité du regard formidable. Loin de succomber au misérabilisme et à la pornographie émotionnelle, l’écrivain insuffle un bel élan d’espoir à une situation apparemment sans issue. Olivier Letellier a décidé de confier le kaléidoscope de personnages à un seul acteur. Guillaume Fafiotte s’avère prodigieux d’énergie et de gourmandise dans son interprétation. Collant à la peau de son rôle de jeune paumé en quête de ses origines, il se montre tour à tour vachard avec Josiane, sa demi-sœur ophtalmo et homophobe ; fêtard en écoutant du Mika ; apeuré à l’idée de l’ampleur de son nouveau devoir et terriblement humain face à la découverte de la maladie de Siméon. La mise en scène va à rebrousse-poil d’un quelconque pathos en multipliant un ludisme affiché. Letellier se fonde sur un théâtre d’objets où une chaise et des Playmobil deviennent les interlocuteurs de Bart, où des Barbie se transforment en téléphones et où des balles de ping-pong offrent une échappée heureuse à ce climat difficile. Enfin, une grande armoire, refuge ou cercueil occupe principalement l’espace.

On l’affirme ainsi clairement : Oh Boy ! s’érige comme un spectacle d’utilité publique, où les enfants ne sont jamais pris pour des idiots, bien au contraire. Drôlerie, émotion et intelligence des propos sont au rendez-vous. La mise en scène amusante, inspirée et poignante de Letellier captive tout comme le jeu de Guillaume Fafiotte. Vous en sortirez grandis.   ♥ ♥ ♥ ♥ ♥

© Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage
© Olivier Houeix
© Olivier Houeix

La Cendrillon de Thierry Malandain ressemble à une poupée japonaise : mi-geisha, mi-samouraï, la gracile Miyuki Kanei imprime sa patte avec fluidité et délicatesse à Chaillot. Dans ce spectacle qui va droit au but, sans chichis ni frou-frou, la modernité côtoie l’onirisme dans une pluie de trouvailles esthétiques séduisantes et surprenantes. Accentuant avec ostentation et bon goût l’aspect burlesque du conte, Malandain délaisse sensiblement l’émotion suscitée par cette étoile montante qui passe de souillon à phénix ardent et virginal. Cendrillon, se suit néanmoins avec une gourmandise non dissimulée et draine l’enthousiasme du public. À voir pour se replonger dans notre enfance le temps d’une soirée.

De Perrault aux frères Grimm, de Disney à Sondheim, le mythe de Cendrillon n’a cessé de nourrir les fantasmes les plus fous. L’ascension de cette domestique humiliée par sa famille et finalement épousée par un beau prince laisse sans voix. L’accomplissement de soi dans toute sa splendeur. Le passage des cendres à la lumière rayonnante. Dans le sillage de Massenet et de Maguy Marin, Thierry Malandain propose une Cendrillon stellaire et rêveuse.

Le ballet narratif de Prokofiev se suit dans l’ensemble avec une grande clarté nonobstant des passages obscurs (quid des elfes des saisons ?) voire dispensables (les danses espagnoles et arabes, aussi exotiques soient-elles n’apportent absolument rien à la dramaturgie). Les épisodes clef se retrouvent bien retranscris (à part l’enfilage de la pantoufle qui a été éclipsé, un comble !) et l’on passe un moment bien agréable.

Que retenir de cette version de Cendrillon ? L’inventivité folle du chorégraphe pour commencer. La distribution fait des étincelles, notamment pour les rôles du trio de mégères, à savoir la marâtre (l’effrayant Baptiste Fisson) et ses deux filles (les bouffons Frederik Deberdt et Jacob Hernandez Martin). Les méchantes sont traditionnellement interprétées par des travestis mais ici Malandain pousse l’audace jusqu’à choisir trois hommes au crâne rasé, au look SM et drag queen bien frappadingues ! Ces cheerleaders de pacotille envahissent la scène avec un sens du burlesque à s’écrouler de rire et chacune de leur apparition suscite l’adhésion nourrie du public. La leçon de danse bien agitée et menée avec maestria par le charmant Arnaud Mahouy, ou la séance d’essayage invraisemblable constituent autant d’exemples notables et hilarants. Claire Lonchampt, elle, campe une fée blonde et glam dans sa robe à strass dorée avec bienveillance et humour.

La baguette magique de Malandain n’a pas fini de disperser sa poudre étincelante : le directeur artistique s’inscrit justement en faux contre l’univers à paillettes traditionnel des contes de fées. Prônant une mise en scène ultra minimaliste sans oublier d’être poétique, le chorégraphe inscrit sa Cendrillon dans un décor dépouillé : le plateau est nu et seul un rideau d’escarpins en suspension (des Repetto bien sûr, élégant clin d’œil) occupe l’espace. Les vingt danseurs peuvent alors se mouvoir avec toute l’ampleur nécessaire sur scène, occasionnant des passages tout à fait remarquables. Le point d’orgue reste évidemment la scène du bal où les danseurs batifolent avec des mannequins en plastique. L’effet est saisissant, inattendu et virevoltant. Chapeau. La rencontre entre Cendrillon et son prince (viril et nerveux Daniel Vizcayo), par contraste, sonne comme une évidence : elle avec sa robe éblouissante de blancheur et lui tout de bleu pastel vêtu face à une cour en monochrome grisâtre (pas du plus bel effet en passant) se lancent dans un duo sensuel et pudique, enivrant. Magnifique. Et que dire aussi des douze coups de minuit matérialisés par douze danseurs qui se lèvent un par un. Malandain possède un sens indéniable des images qui font mouche.

Ainsi, la Cendrillon de Malandain enchante la vue par sa désacralisation burlesque et généreuse d’un mythe pour le moins ampoulé. On rit beaucoup et on se passionne vite pour cette histoire d’émancipation merveilleuse. Certes, l’émotion semble mise de côté et un peu plus d’intensité dramatique n’aurait pas fait de mal à mais l’ensemble se montre fascinant et le temps passe vite. Tout comme Cendrillon, on ne veut pas que les douze coups de minuit sonnent et nous enlèvent cette charmante créature… Un coup d’éclat qui frappe fort à Chaillot. Bravo. ♥ ♥ ♥ ♥

© Olivier Houeix
© Olivier Houeix

metamorphosis2

Après un Roméo et Juliette bling-bling et cuivré, David Bobée revient à Chaillot pour présenter sa version des Métamorphoses d’Ovide. En tandem avec Kirill Serebrennikov, le directeur du CDN de Haute-Normandie ne parvient pas à gommer ses tendances outrageuses. À trop vouloir se positionner dans une proposition démonstrative, l’artiste empèse son adaptation d’un trop plein refoulant une émotion qui reste à la surface. Vouloir transposer sur un plateau ce monument ovidien n’allait pas du tout de soi : le duo s’égare dans une narration atteignant vite ses limites. Restent une superbe troupe de jeunes acteurs russes, de belles trouvailles scéniques et des échos frappants et très bien amenés à la situation politique russe.

Dans une décharge où les voitures carbonisées servent d’abris misérables et où les papiers sales jonchent le sol, un clochard fouille ce lieu inhumain. Il souffre de la faim et de son état de « semi-créature ». Puni par les Dieux pour avoir commis un crime sans nom, ce SDF se voit offrir une chance de rédemption par le maître de l’Olympe s’il parvient à répondre à une devinette : après le bien et le mal, que contient la troisième coupe de Jupiter ? Cette figure marginale constitue le roc abîmé de Metamorphosis : la devise d’Ovide pourrait se résumer à « Rien ne se perd : tout change ». La transformation des personnages en bêtes, végétaux ou minéraux, cette force vitale se percute sur la notion de finitude qui clôt le spectacle. L’anti-héros donne la réponse au jeu en affirmant que la troisième coupe est toujours remplie par le mal. Le raz-de-marée final engloutit l’humanité et nous laisse épuisés.

Épuisés par une adaptation too much. David Bobée en jette plein la vue avec son décor de jeux vidéo façon Mortal Kombat. Affectionnant le faux sang, les hurlements, les baffles assourdissantes et les chorégraphies épileptiques, le metteur en scène reproduit exactement les mêmes défauts de Roméo et Juliette. Privilégiant le spectaculaire à tout va, les deux chefs de troupe semblent avoir passé à la trappe l’émotion que devraient susciter ces mythes saisissants. Ceux-ci s’appuient sur les grands maux de nos sociétés : inceste, infanticide, viol, meurtre, torture, vénalité et à travers l’histoire édifiante d’un personnage mythologique s’ouvre une perspective à l’universel. Sauf que ces effets tape à l’œil tuent les sentiments dans l’œuf par hubris scénique.

Non seulement la mise en scène pâtit d’un manque de subtilité mais on peut également s’interroger sur la pertinence de l’angle narratif choisi. Seize comédiens sont présents sur scène mais la plupart des métamorphoses racontées s’établissent en monologues ou parfois en dialogues. Un (parfois deux) comédien se plante alors sur le plateau et déclame son texte, avec une magnifique intensité certes mais avec une mécanique répétitive prévisible qui enlise de plus en plus le spectateur dans l’ennui. Les récits se font en discours rapporté et l’absence d’un  « je » crée une distance artificielle gênante dans l’appréhension des émotions. Malgré la présence liante du clochard, les différents épisodes se retrouvent dans l’ensemble mal rattachés et offrent une structure dramatique plutôt caduque. Les acteurs viennent jouer leur partition, partent, d’autres arrivent et font de même etc.

Heureusement, certains mythes bénéficient de jolies trouvailles et captivent absolument l’attention. Narcisse bégaye comiquement tandis qu’il parle à Écho, l’or de Midas se transforme en boue crasseuse, les carcasses de voiture remplacent la pierre de Sisyphe et les bouquets de fleurs distribués par les sœurs vengeresses Procné et Philomèle émeuvent.

La troupe du Studio 7, dirigée par Kirill Serebrennikov, nous régale : la langue russe, si gutturale et chuintante résonne dans toute sa beauté avec ces jeunes acteurs à l’énergie phénoménale. Ils sont tous les seize fabuleux et insufflent une frénésie divine dans leur jeu. Les intermèdes dansés les réunissent dans une harmonie généreuse et rugissante.

Cette adaptation possède aussi le mérite d’offrir un parallèle édifiant avec la situation de la Russie contemporaine, prouvant ainsi que la valeur intemporelle des mythes existe bel et bien. Le mythe d’Hermaphrodite, seulement suggéré par l’échange de costumes entre un homme et une femme, condense à lui seul la thématique de la répression. Silencieux, le duo de comédiens se déshabille lentement face au public. Aucun mot échangé, pour mieux souligner le refus des politiques russes à leur accorder la parole. L’épisode du devin Tirésias, alternativement homme puis femme, se termine par l’irruption des comédiennes affirmant que tous les héros et les Dieux étaient gay. Insolent pied de nez à la violence russe.

Ainsi, Metamorphosis laisse un goût sucré-amer en bouche. Autant la générosité d’interprétation de la troupe nous a enchantés, ainsi que les échos contemporains aux inégalités russes malicieusement disséminés, autant la lourdeur de la démarche des metteurs en scène à retranscrire ces épisodes mythologiques nous a déplus : trop tapageurs, trop outrés, trop démonstratifs pour pleinement nous convaincre. À voir tout de même. ♥ ♥ ♥

Macha Makeïeff revendique haut et fort son héritage méditerranéen et ses origines marseillaises dans son dernier spectacle. Représenté à Chaillot pour les fêtes de Noël, Ali Baba émerveille par son anachronisme provocateur et sa gouaille aux accents du Sud. La metteur en scène a su s’entourer d’une troupe festive et harmonieuse. Un joli cadeau ensoleillé.

Qui ne connaît pas l’histoire d’Ali Baba ? Ce pauvre homme, humble et modeste vit dans l’ombre de son frère Qâssim, un marchand aisé et cupide, sans scrupules. Le jour où Ali découvre une caverne merveilleuse et remplie d’or, sa vie bascule : de paria il devient richissime. Néanmoins, cette source de revenus providentielle n’apportera pas le bonheur escompté…

Réflexion sur le rôle de l’argent dans notre société, Ali Baba se transforme sous la plume de Macha Makeïeff en conte anti-capitaliste noir sous son aspect globalement rieur et joueur. L’argent amène la corruption et la convoitise, envenime les rapports familiaux, et provoque éloignement et amertume. La fin du spectacle se révèle à cet égard frappante : enveloppé d’une lumière bleutée, Ali reste seul sur scène et déplore son isolement et les proches qui l’ont laissé de côté.

La metteur en scène a choisi de faire d’Ali un ferrailleur, un ramasseur de déchets qui voit soudain se transformer la boue en or, pour reprendre la belle formule baudelairienne. Cet artisan du métal sans ambition se métamorphose en Iznogoud oisif avec palais et palmiers à foison. Cette ascension sociale a changé Ali, l’a rendu distant et vaniteux. L’augmentation des revenus s’accompagne d’une déchéance des valeurs. Le constat final est donc loin de faire sourire.

Le fondement d’un conte réside dans sa perpétuelle réinterprétation. Marseillaise de souche, Macha Makeïeff irrigue sa relecture du matériau oriental avec une mélodie sudiste et un multiculturalisme omniprésent qui peut déranger. En effet, la metteur en scène cultive une poétique de l’anachronisme jusqu’au boutiste sulfureuse. Superposant les époques, les styles et les genres, Makeïeff mélange pêle-mêle les perruques Louis XVI, l’Égypte antique, Star Wars, Michael Jackson, 2Pac, Scarface, Zorro… Le français se mêle à l’arabe et au perse : l’alliance linguistique nous emmène loin, dans un univers hybride et enchanteur. Les musiques s’entrecroisent également et quel délice d’entendre le « Money, Money, Money » d’Abba à la sauce rai… Ce patchwork donne le tournis et a provoqué l’ire du public à la sortie de cette première, visiblement outré par ce tourbillon déstabilisant. Cette association délirante nous a grandement séduits : l’ensemble s’avère fluide et plutôt cohérent. Il n’est en rien choquant de voir par exemple les personnages se servir des technologies comme de la télévision, de la radio ou du téléphone. La caverne des voleurs apparaît comme un grand coffre-fort high-tech avec alarme et décharge électrique à la clef pour celui qui se trompe de code.

© Brigitte Enguérand
© Brigitte Enguérand

Les costumes sont à la fois modernes et hors du temps. Ainsi Aziz, le fils d’Ali, porte l’attirail du « djeuns » : casquette, hoodie, jean et baskets alors que sa famille se contente de vêtements orientaux plus traditionnels. Makeïeff apporte donc une modernité salvatrice à un conte millénaire, prouvant ainsi par ce biais que ce récit reste toujours d’actualité.

La démystification du conte s’opère sous nos yeux ébahis avec une insolence éhontée réjouissante : le merveilleux s’ancre dans le réel sans accrochage. La lampe magique d’Aladin ne fait pas apparaître le gentil génie et l’horreur du découpage en morceaux de Qâssim par Youssouf, le chef des voleurs est dédramatisée sous l’angle d’un rire noir grinçant.

Dans un décor orientalisant, en cubes imbriqués, les personnages sont à la fête  et entretiennent un bel esprit de troupe. Makeïeff a réuni une formidable troupe d’acteurs, Atmen Kelif en tête : le comédien a tout d’un taquin farceur. Ce diablotin malicieux mène la barque avec délectation et énergie et suscite l’empathie avec un naturel évident. Ses déplacements dans sa Smart de fortune ne manquent pas de saveur. Thomas Morris campe un Qâssim cupide, grotesque, peureux et soumis avec gourmandise. Le duo qu’il forme avec Canaan Marguerite travesti en femme muette et envieuse provoque l’hilarité générale. Braulio Bandeira incarne un Abdullah très queer et drama queen aux mimiques et aux excès épatants. Le personnage offre d’ailleurs un final gay friendly du meilleur effet. Aïssa Mallouk joue un Aziz nonchalant et dégingandé d’une manière irrésistible. Shahrokh Moshkin Ghalam est un roi des voleurs fourbe et endiablé alors que la jolie Sahar Dehghan s’impose en magicienne rusée.

Quelques réserves cependant sont à noter : les acrobaties, pour impressionnantes qu’elles soient, ressortent de l’accessoire et n’apportent rien au spectacle tout comme le rap / slam d’Aïssa Mallouk bien maladroit et assez inaudible.

Ainsi, la réécriture que propose Macha Makeïff du conte ancestral d’Ali Baba surprend par sa modernité engagée et provocatrice. Ses partis pris scéniques se révèlent parfaitement assumés et le moment passé à Chaillot constitue tout simplement un régal régressif. La troupe de comédiens cosmopolite s’amuse avec plaisir sur scène et nous enchante en cette période festive. On ressort le sourire aux lèvres de cette production marseillaise maligne et imaginative. Une belle réussite. ♥ ♥ ♥ ♥

© Brigitte Enguérand
© Brigitte Enguérand

Créez un site Web ou un blog gratuitement sur WordPress.com.

Retour en haut ↑