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Céline Samie

Alain Françon, Poséidon bondien

Quelle étrange idée d’avoir choisi La Mer pour faire entrer Edward Bond au répertoire de la Comédie-Française ! Après le scandale provoqué par le bébé lapidé dans Sauvés, Bond revient à une esthétique beaucoup plus traditionnelle et romanesque, à mille lieues de la violence énigmatique des Pièces de guerre. Intime connaisseur de Bond, Alain Françon s’attelle à ce morceau inconnu dans nos contrées avec une éblouissante maîtrise : il démontre (après Les Trois Sœurs ou La Trilogie de la Villégiature) une fois de plus son talent synergique à mobiliser les forces vives d’une troupe imposante et rayonnante (près de quinze comédiens !). L’ancien directeur de la Colline métamorphose la Salle Richelieu en une mystérieuse dune déchaînée par les éléments : prenez garde à la tempête !

On pourrait paraphraser l’intrigue de La Mer en reprenant le titre de l’autobiographie de Zweig, Le Monde d’hier. Bond semble fusionner Au Bonheur des dames et Tailleurs pour dames en offrant le cadre d’une petite ville anglaise située au bord de la mer du Nord en 1907. Un univers clos et replié sur lui-même, satisfait de vivre en autarcie et protégé (en apparence seulement) des méfaits de l’extérieur. Au centre de cette communauté, trône Louise Rafi, une riche matrone caustique. La stabilité de son règne vacille le jour où l’on retrouve échoué sur la plage, Collin, le futur époux de sa nièce Rose. Willy, son compagnon d’infortune a survécu, lui. Comment réapprendre à vivre quand on perd une moitié de soi ? Une enquête s’ouvre alors et les pistes les plus farfelues abondent, comme celle de martiens exterminateurs…

Microcosme atomique complexe
Si la trame de La Mer ne brille vraiment pas par son originalité, l’ambiguïté des registres à l’œuvre occasionne un renversement burlesque tout à fait prégnant. Evens, le clochard ivre résume à merveille cette philosophie en guise de conclusion (néanmoins maladroitement illustrative et poussive) : « Sans tragédie, il n’y a pas de rire. » La vie, comme le théâtre (malicieusement mis en abyme lors d’une répétition délirante du mythe d’Orphée), peut basculer en un instant d’un extrême à l’autre. Tel le ressac marin, les atomes de ce microcosme étriqué s’attirent et se repoussent et vivent ensemble en un agglomérat hétérogène.

Françon capte l’essence de la pièce avec la finesse d’un vieux loup de mer habitué aux distributions conséquentes. Poséidon dans l’âme, le metteur en scène orchestre son Olympe aquatique avec un sens frappant de la mosaïque : chaque comédien trouve sa place et parvient à exister sur le plateau. La circularité globalement homogène de la parole assure la cohésion d’un monde polymorphe à la tranquillité brusquement agitée.

Sur le mode du tableau impressionniste magnifiquement dessiné par la scénographie en trompe-l’-œil de Jacques Gabel, les artistes de la maison de Molière donnent le meilleur d’eux-mêmes à commencer par l’impériale Cécile Brune. Toujours aussi impressionnante dans le rôle de matrones impitoyables, elle imprime une autorité tranquille à son personnage, entre cruauté raffinée et élan généreux. Hervé Pierre détonne en marchand de tissus illuminé, écrasé par le rouleau-compresseur du capitalisme. Jérémy Lopez campe un Willy au cœur simple à l’évidente bonté. Elsa Lepoivre s’avère absolument délicieuse de drôlerie en dame de compagnie prête à tout pour se faire remarquer (l’épisode du concours des vocalises lors des funérailles censées être pathétiques de Collin est un régal dans le genre). Seul petit bémol, les changements de décor beaucoup trop nombreux entravent la vélocité d’une action rendue parfois ronronnante.

Françon dompte ainsi La Mer avec une élégance fin de siècle : en combinant son expérience du répertoire bondien à celle de la troupe du Français, il assume un travail d’une belle limpidité, tout en entretenant avec agilité le fracas aussi bien météorologique qu’émotionnel d’une micro-société tiraillée entre le désir d’un nouveau départ et l’attachement à une terre isolée. ♥ ♥ ♥

LA MER d’Edward Bond. M.E.S d’Alain Françon. Comédie-Française. 01 44 58 15 15. 2h15.

© Christophe Raynaud de Lage

Des Rustres du tonnerre

Au Vieux-Colombier, les femmes ne comptent décidément pas pour des prunes. Sous la houlette de Jean-Louis Benoît, les actrices du Français se déchaînent contre la tyrannie masculine des Rustres. La comédie de Goldoni pétille et explose comme un feu d’artifice verbal dans un travail d’une belle facture classique. Joyeuse cacophonie au programme !

À Venise, Lucietta meurt d’ennui en compagnie de sa belle-mère Margarita. Lunardo, le maître de la maison, dirige d’une main de fer la cellule familiale. Hors de question de sortir quand bien même ce serait le carnaval ! Même ritournelle chez les deux ogres macho, Simon et Canciano. Alors, quand Lunardo décide de marier sa fille sans la consulter, c’est la goutte d’eau pour la bande d’amies. Bien décidées à jouer un tour à leurs lourdauds de maris, elles fomentent un plan pour permettre à Lucietta et Filippetto de se rencontrer avant le jour de leurs noces.

Avec Les Rustres, Goldoni dézingue la fatuité des riches marchands vénitiens, leur sentiment de supériorité et leur bêtise crasse et sauvage en leur opposant l’intelligence, la sagesse et le désir de liberté des personnages féminins. Bien sûr, tout n’est pas blanc ou noir et les femmes peuvent se laisser aller à des accès de jalousie incontrôlables tandis que sous leurs carapaces de brutes épaisses, les maris s’avèrent finalement plutôt attendrissants…

Drôles de dames
Désireux de restituer l’atmosphère suffocante de la pièce de l’Italien, Jean-Louis Benoît a conçu avec Alain Chambon un décor cuivré volontairement bien terne, d’où la sensation pesante d’une constante demi-obscurité. Retrouvant avec plaisir une grande partie de la troupe, Benoît a réuni une distribution aux petits oignons où tous se régalent à jouer la comédie avec une vitalité ébouriffante. Du côté des mâles, l’impayable Christian Hecq multiplie les clowneries et les mimiques d’un Lunardo de Funesque en diable. Bruno Raffaelli, Gérard Giroudon, Laurent Natrella et Nicolas Lormeau complètent le bal ainsi que Christophe Montenez, délicieux dans un contre-emploi de jeune premier nigaud.

Cependant, ce sont bien les femmes les véritables héroïnes de la pièce. Goldoni a pris soin de dresser un portrait avisé et plein de compassion de ces belle dames futées. À commencer par Clotilde de Bayser, virago à la rhétorique implacable. Elle joue avec bonheur Felice, la dominatrice intrigante avec classe et espièglerie. Un vrai plaisir, surtout lors de sa plaidoirie finale. À ses côtés, la découverte Rebecca Marder surprend par sa fraîche insolence ; telle une chatte sauvage, elle sort malicieusement les griffes de l’émancipation. Céline Samie est une Marina toute maternelle et bienveillante tandis que Coraly Zahonero est piquante à souhait en « marâtre » chipie et peureuse.

On se régale donc à côtoyer ces Rustres confondants de bêtise bornée. Benoît a soigné son casting et le résultat s’en ressent grandement sur scène. Tous les comédiens ont l’air de prendre un pied d’enfer à jouer une partition si enlevée malgré les échos actuels pas vraiment joyeux. Une distraction bienvenue avec les temps qui courent, alors n’hésitez pas ! ♥ ♥ ♥ ♥

LES RUSTRES de Carlo Goldoni. M.E.S de Jean-Louis Benoît. Vieux-Colombier. 01 44 39 87 00. 2h.

© Christophe Raynaud de Lage

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Comme de coutume à l’approche de Noël, le Français programme son spectacle jeune public pour les fêtes. Après La Princesse au petit pois, Andersen se retrouve également à l’honneur cette année. Olivier Meyrou a perçu la portée atemporelle de La Petite Fille aux allumettes en amalgamant deux niveaux de perception apparemment inconciliables. Poussant à son paroxysme l’hypernaturalisme social de la fable en la contextualisant à notre époque, il crée une mise à distance en lorgnant vers un onirisme-vidéo poétique. Amplifiant la noirceur du conte d’Andersen, Meyrou tire sans complexe vers le glauque et  façonne une adaptation déconcertante, surtout pour les plus jeunes, mais nécessaire dans la mesure où il est question de deuil et de questions sociétales importantes comme la pauvreté ou l’exclusion. Remarquable.

La Petite Fille aux allumettes possède tous les ingrédients d’un « conte cruel » cher à Villiers-Adam. Tout commence par un conte de fées traditionnel : une mère, un père et leur fille s’amusent dans un photomaton pour immortaliser l’occasion. Détente et bonne humeur au rendez-vous malgré la misère. Mais la joie tourne court lorsque suite à un vol, la mère meurt, victime d’un accident de voiture. En colère, le père rejette la faute sur sa fille et lui ordonne d’aller vendre des allumettes pour ramener des sous en cette soirée du Réveillon. Pieds nus, frigorifiée, la petite se consume lentement en se réchauffant avec ses allumettes. Jusqu’à mourir de froid, le sourire aux lèvres, rejoignant sa grand-mère au Paradis.

Oliver Meyrou injecte de la contemporanéité dans sa mise en scène notamment par l’utilisation dramaturgique des objets. Le caddie se transforme en berceau puis en linceul, la poubelle devient une campagne de jeu et des jouets défectueux des amis imaginaires. Ce réalisme nous confronte à la paupérisation de la société, à ces laissés pour compte possédant encore des rêves et des aspirations. Structurant son récit selon un avant, un pendant et un après; Meyrou se penche aussi bien sur les causes que sur les conséquences de cette pauvreté. La culpabilité du père envoyant sa fille au casse-pipe résonne avec l’appel de l’Abbé Pierre. Incapable d’exprimer son amour à son unique enfant, il finit seul et désemparé.

Quelle histoire sombre que ce conte ! On a froid dans le dos en assistant à la déchéance d’une enfance innocente, au destin brisé par l’inégalité des chances. Meyrou appuie donc l’âpreté de la partition andersonnienne en ne négligeant cependant pas des percées comiques tel que ce dialogue entre le petite et un pou. La fantaisie ne manque également pas à l’appel grâce à la vidéo enfantine, naïve et touchante du metteur en scène et de Loïc Bontems offrant des bouffées d’air bienvenues comme ce sapin de Noël ou ces poissons-arêtes. La neige s’incruste aussi joliment dans la projection, la vidéo n’est jamais accessoire. Mais des scènes de jeu prennent soudainement une coloration tragique : ainsi cet épisode de la dînette où la petite ingurgite littéralement du papier journal, des gobelets en plastique ou du carton. Cette tentative dérisoire d’échapper aux engelures et à l’ennui se montre poignante.

La place centrale de la mort dans le conte renverse les schémas traditionnels : elle allège une vie triste et sans avenir en ouvrant les portes d’un au-delà lumineux et accueillant. La voix protectrice et terrifiante de Catherine en grand-mère affectueuse apporte d’ailleurs une touche d’émotion aux propos. La petite, telle Wendy, vole dans les airs, libre et heureuse et disparaît comme le souffle d’une bougie.

Le trio d’acteurs du Français démontre l’étendue de son talent, Anne Cervinka en tête. La nouvelle recrue s’avère idéale dans le rôle éponyme : gracile et fine comme une allumette, elle distille légèreté et égarement dans son interprétation. Jouant une petite fille mature par la force des choses, elle reste imaginative et courageuse. Bouleversante. De sa voix grave, Céline Samie campe une mère ange-gardien protectrice et habitée. Enfin. Nâzim Boudjenah, s’en sort fort bien dans un rôle difficile, celui d’un père brutal et fragile.

Cette Petite Fille aux allumettes explose donc dans une noirceur hallucinante où la violence du conte dissuaderait d’emmener des enfants. Pourtant, la version qu’en propose Olivier Meyrou séduit amplement par sa capacité à mixer deux univers opposés et extrêmes ; la crudité ultraréaliste côtoie des envolées ludiques et oniriques pour créer un spectacle fascinant à tout point de vue. Foncez ! ♥ ♥ ♥ ♥

© Cosimo Mirco Magliocca
© Cosimo Mirco Magliocca

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Il y a quelques saisons à la Comédie-Française, Léonie Simaga interprétait Penthésilée, la reine des Amazones. Cette brillante combattante n’a effectivement pas froid aux yeux. Pour sa première mise en scène d’importance dans la maison de Molière, la jeune sociétaire s’attaque à Othello, sombre tragédie shakespearienne de l’altérité. Confiant le rôle-titre à Bakary Sangaré, le seul acteur noir de la troupe, Léonie Simaga aurait pu se servir d’un raccourci facile, transformant la pièce en dénonciation du racisme ordinaire. Or, sa version de ce classique s’avère captivante de bout en bout trois heures durant : rythme crescendo savamment dosé, une alchimie d’acteurs évidente et une vision du drame à la croisée de l’intime et de l’épopée. Bien sûr, quelques maladresses plus ou moins gênantes entravent la complète réussite du spectacle : un Iago bien trop bouffon pour être effrayant, des scènes de combat brouillonnes et interminables entre autres. Nonobstant ces faiblesses, cet Othello nous a bouleversés : foncez !

De quoi se plaint donc le maure Othello ? Vainqueur triomphant des Turcs, ce général en chef de Venise récemment promu vient d’épouser la belle Desdémone. Malgré la défiance raciste de sa belle-famille, le guerrier à la « face de suie » savoure son bonheur. Jusqu’à ce que la jalousie maladive de Iago, son hypocrite serviteur, signe la chute irrémédiable du maure et de son entourage ourdie par un plan machiavélique.

La salle du Vieux-Colombier se retrouve plongée dans une obscurité quasi totale lorsque le rideau se lève : seuls quelques flambeaux laissent transparaître des visages… Ceux du traître Iago et de l’opportuniste Rodrigo. Les personnages s’agitent dans le décor imposant de Massimo Troncanetti où la profondeur de l’espace symbolise le vaste de Venise pour ensuite laisser place à un décor grisâtre de béton évoquant la forteresse chypriote, prison avec ses dédales d’escaliers. Cette ambiance mystérieuse plante d’emblée la vision dichotomique, entre ombre et clarté, de Léonie Simaga. Au fur et à mesure de la représentation, les lumières d’Elsa Revol éclatent avec plus d’agressivité : les péripéties s’enchaînent et se dévoilent au grand jour pour aboutir au massacre final. La modulation chromatique conditionne le public à des instants de dissimulation et de révélation habilement entremêlés. Cette confrontation du noir et du blanc renvoie aussi bien entendu à l’isolement d’Othello ayant du mal à s’intégrer dans une société exclusivement blanche. La metteur en scène a voulu insister sur cette notion d’étrangeté aliénante en choisissant le seul comédien malien de la troupe.

© Brigitte Enguérand
© Brigitte Enguérand

Bakary Sangaré possède une façon de jouer atypique et vite repérable : stature impressionnante, scansion hachée et enflammée et une interprétation à tendance monolithique. Ici, l’acteur insuffle une bestialité douloureuse à son jeu et rugit comme un lion blessé à mort par le poison de la trahison. Valeureux, flamboyant, impulsif, fou amoureux, son Othello dévoile de multiples facettes. La bonhomie naturelle de l’acteur se cogne intensément à la fureur de la découverte du prétendu adultère. Le couple qu’il forme avec l’exceptionnelle Elsa Lepoivre s’accommode d’un pseudo antagonisme racial : l’ivoire et l’ébène s’allient majestueusement. La comédienne prouve encore une fois qu’elle appartient à la catégorie des plus grandes tragédiennes actuelles : à l’opposé de sa farouche Phèdre, l’actrice à la liane d’or compose une Desdémone tout en douceur, à l’angélique sourire mais à la tristesse austère poignante. Sa totale dévotion envers son mari s’accompagne d’un moment d’égarement édifiant lorsqu’elle entonne sa petite chanson sur le saule : vêtue d’une nuisette immaculée, tel un fantôme, elle erre de long en large du plateau comme un zombie. Se doute-t-elle du sort qui l’attend ? La scène de sa mort, pleine de dignité tragique, bouleverse aux larmes. Céline Samie s’en tire à merveille en servante dévouée à sa maîtresse et catalyseur du dénouement. La vérité éclate par son truchement ; outrée d’apprendre l’ignominie de son mari Iago, elle décide de le punir en dévoilant son odieux stratagème. L’actrice parvient à restituer avec grâce l’horreur de la trahison subie ; son autre moment de bravoure tient à une tirade féminine cinglante déclamée avec ardeur et conviction. Le nombre restreint de vers dévolu à ce personnage capital ne fait pas oublier l’incroyable performance de Céline Samie.

Cependant, la direction d’acteurs souffre d’un contre-sens sidérant à nos yeux : en prenant le parti de définir Iago comme un bouffon farceur à la démarche simiesque, Léonie Simaga inscrit ce protagoniste vital dans un processus comique trop marqué pour être dramatiquement efficace. Certes, Nâzim Boudjenah déploie un belle cohérence dans cette version clownesque du rôle mais l’effet tombe à plat. Pourquoi tant de mimiques et de roublardise ? On ne peut décemment pas parvenir à croire qu’Othello puisse se faire berner par un idiot aussi peu subtil : le machiavélisme du personnage se retrouve réduit à un pur jeu et non pas à des motivations plus complexes de pouvoir. La mise en scène courageuse de la pensionnaire encaisse un certain nombre de maladresses, la plupart amendables comme ces scènes de cape et d’épée où les soldats ivres se bagarrent. La démesure apparaît trop démonstrative et les combats s’éternisent sur une scène étroite qui ne permet pas vraiment un tel épanchement. Le dernier reproche concerne les costumes : en voulant rendre hommage au prodigieux stock d’habits, de bijoux et d’accessoires du Français, Léonie Simaga se perd en chemin et propose un patchwork stylistique douteux : citons l’horrible tunique d’inspiration japonisante d’Elsa Lepoivre ou encore le pantalon en cuir serré de Iago qui flatte peu la vue.

Ainsi, malgré quelques faiblesses de mise en scène (ce Iago cabotin constitue notamment une erreur majeure de lecture de la pièce), cet Othello s’avère tout à fait recommandable et promet un bel avenir à Léonie Simaga. Cette femme intelligente et sensible a essayé de trouver un équilibre entre l’intimité d’un couple mise à mal par des scandales et l’épopée grandiose avec moults combats dans un bonheur plus ou moins patent. Le résultat se montre assez épatant et les acteurs bouleversent. On vous conseille ce spectacle intelligent, prometteur et ambitieux qui possède en germes toutes les qualités d’un futur épanouissement. À voir ! ♥ ♥ ♥ ♥

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Enfin un grand rôle pour Danièle Lebrun ! Jusque là cantonnée à des rôles de peu d’envergure, la doyenne des comédiennes du Français s’offre une cure de jouvence au Vieux-Colombier avec un personnage de vengeresse délectable et trois étoiles. Christophe Lidon, grand habitué du théâtre privé, l’a choisie pour incarner cette virago vénéneuse dans l’adaptation de La Visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt. Cette pièce noire où la société d’une petite ville miséreuse se retrouve corrompue par le sillage empoisonné du gain bénéficie d’une mise en scène âpre et sans concession adoucie par une scénographie onirique mais néanmoins inquiétante.

Il y a quelque chose de pourri à Güllen, petite commune de province croulant sous la pauvreté. Mais voilà qu’arrive en ville Claire Zahanassian, de retour après des années d’absence chez elle, pour y fêter ses noces avec un huitième mari. Ce messie providentiel et richissime suscite des attentes folles de la part de la communauté : l’espoir d’un nouveau départ et de conditions de vie honorables. Clara se montre décidée à aider ses concitoyens à une seule condition et non des moindres : éliminer Alfred Ill, son amour de jeunesse qui l’a trahie en apprenant qu’elle était enceinte et l’a abandonnée. Après avoir été rejetée par une morale sournoise, cette ancienne putain revient accomplir son rêve de vengeance avec une obstination coriace. Sa rage finit par déteindre sur les habitants et provoque une châsse à l’homme cruelle et inébranlable.

Cette histoire de vengeance destructrice possède tous les ingrédients d’un bon thriller : rythme haletant, attentes déjouées, violence des caractères… Sauf que comme l’indique Dürrenmatt, La Visite de la vieille dame est une tragi-comédie. Christophe Lidon se montre parfaitement habile à jongler avec ce double registre apparemment inconciliable. Les figures de notables, symboles d’autorité et garants de la morale, se retrouvent tels des arroseurs arrosés. Les cinq avatars de la politique, de la santé, de la religion, de la connaissance et de l’ordre que sont le maire, le médecin, le pasteur, le professeur et le commissaire, ignobles de mesquinerie sournoise, espèrent rouler la milliardaire et l’exploiter. Le pouvoir tourné en ridicule par ces fantoches soi-disant respectables succombe au pion d’avance joué par cette rousse incendiaire. Réjouissant de constater que ces imbéciles, croyant avoir flairé le bon filon, finissent plumés en beauté même si à la fin, le chèque d’un milliard est signé. Mais à quel prix… D’entrée de jeu, Alfred apparaît comme un bouc-émissaire idéal et un sacrifié nécessaire à l’enrichissement de la commune. Cet animal blessé qui, au départ, semble victime d’une paranoïa a priori justifiée (lorsqu’il constate que les clients de son épicerie ont miraculeusement changé de garde-robe en très peu de temps) se rend compte qu’il est acculé et qu’il n’a d’autre choix que de renoncer à sa vie. Le destin tragique inéluctable s’accomplit alors sans que les personnages ne puissent rien y faire.

Mettre en scène cette pièce de nos jours n’a rien d’anodin : la réflexion sur la corruption politique des hommes et sur la propagation vertigineuse de la vénalité trouve des résonances profondes dans notre société. Trahir ses amis, renier sa famille pour le fantasme séduisant d’un monde luxueux sont autant de thèmes atemporels. Christophe Lidon s’attache dans sa version à mettre l’accent sur cette perversion des âmes avec un bel acharnement.

©  Cosimo Mirco Magliocca
© Cosimo Mirco Magliocca

Acharnée également cette Clara Zahanassian, incarnation moderne de Médée : ce personnage haut en couleur constitue un rôle en or pour les comédiennes. Danièle Lebrun, du haut de ses soixante-seize printemps, tient la dragée haute à tout ce bal d’hypocrites. Elle est sublime, forcément sublime. Apparaissant pour la première fois avec un capuchon noir digne des plus vilaines sorcières, la doyenne magnétise la scène avec sa perruque rousse coupée au carré et son assurance nonchalante. Elle tient le rôle avec évidence : drapée dans des frous-frous fleuris, la comédienne montre qu’elle en a dans le ventre en harpie apocalyptique. Masochiste dans l’âme, elle se montre sans pitié envers le seul homme qu’elle a jamais aimé et qui l’a mortellement blessée. Ravagée par la rancune, l’actrice s’affirme avec royauté avec sa panthère noire et son trône : pas question de tergiverser. Cependant, la confrontation ultime avec Alfred, dans la belle forêt effrayante et en suspension de Catherine Bluwal, émeut et s’avère une poignante scène d’adieu pleine de nostalgie. Danièle Lebrun, même dans un rôle qui l’affuble d’une prothèse en guise de jambe et une main d’ivoire (l’auteur a crée le personnage en s’inspirant de Sarah Bernhardt), continue d’exercer ses charmes avec autant de fascination.

Samuel Labarthe, lui, campe un Alfred bouleversant, à l’opposé du terrible Thésée qu’il a joué dans Phèdre l’année dernière. On ne peut qu’éprouver de la pitié pour ce sacrifié volontaire doté d’une résignation héroïque. Insistant sur l’usure et la démarche lourde de son personnage, le comédien incarne un épicier au bout du rouleau qui abandonne bien vite le combat après une première période de déni. Ce gibier idéal, qui a trahi son ancien amour, devient à son tour la victime d’une série de coups bas : les pires sans doute venant de sa propre famille et surtout de sa femme, la touchante Céline Samie, qui, pour un manteau de fourrure laisse mourir son mari. L’un des moments les plus réussis de la pièce réunit les quatres membres de la famille Ill, regroupés dans une voiture ingénieusement mise en scène. Un paysage dehors est projeté, celui de Güllen, la patrie chérie. Ce road-trip émouvant permet à Alfred de s’offrir un dernier shoot de nostalgie avant son voyage vers la mort. Cette promenade finale possède un goût de madeleine de Proust amer.

Les autres comédiens ne sont pas en reste, notamment ceux qui incarnent le groupe de notables : Didier Sandre, Michel Favory et Christian Blanc en tête, insufflent tout ce qu’il faut de menace à moitié cachée, sans oublier un sens de la bouffonnerie impayable. Ces Tartuffe des temps modernes n’en finissent pas de maltraiter sans en avoir l’air le pauvre Alfred. En revanche, on est moins convaincus par le traitement du personnage grotesque des aveugles joué par Yves Gasc. L’effet amusant au départ, lasse vite, notamment du fait d’un débit de voix répétitif et sans surprise. Les deux jeunes comédiens fraîchement regroupés que sont Pauline Méreuze et Noam Morgenzstern composent divers petits rôles avec la même réussite et la même insolence de jeu.

Christophe Lidon signe une mise en scène délicate, pleine de trouvailles et astucieuse. La pluie, inaugurant la pièce, compagne de l’attente fébrile des notables qui se préparent à accueillir Clara la conclut dans un faux effet de catharsis particulièrement cynique. Les comédiens sont alignés sur scène et se lavent littéralement les mains sous une cascade fine de gouttelettes qui ne les lavent nullement de leurs pêchés…  Autre excellente idée : le décor à double niveau offrant une perspective scéniquement cohérente. Un rectangle est découpé sur le mur du fond de la scène et surplombe le plateau. Ce petit espace situé en hauteur permet à Clara de montrer qu’elle est omnisciente dans la pièce : elle sait tout des moindres agissements des personnages et la voir se délecter de tant de voyeurisme ajoute à sa puissance. Malgré quelques coupes qui auraient pu être faites, notamment à la fin, cette pièce se suit avec un plaisir certain et une envie de voir le destin être contredit par le retournement des personnages. Malheureusement, la cupidité fait la loi à Güllen.

La Visite de la vieille dame met ainsi à l’honneur les doyens de la Comédie-Française, qui se régalent sur scène dans cette sombre histoire de vengeance terrible. Danièle Lebrun est époustouflante en Parque inflexible mais au demeurant sensible et mène la dance avec une grâce mordante. Christophe Lidon nous plonge avec inquiétude et réussite dans les méandres de la corruption. À voir sans hésiter. ♥ ♥ ♥ ♥

©  Cosimo Mirco Magliocca
© Cosimo Mirco Magliocca

Dans le cadre des rendez-vous contemporains au Vieux-Colombier, Lina Prosa se concentre dans son Triptyque du naufrage sur le sort des émigrés africains détruits par les horreurs d’une traversée mortifère conduisant à un anéantissement total. Lampedusa BeachLampedusa Snow et Lampedusa Way constituent trois facettes d’un même drame bouleversant. Seuls les deux premiers volets ont été vus et le déséquilibre crée tant au niveau de la direction d’acteur que de la qualité dramatique du texte n’en est que plus frappant entre ces deux opus. Autant Lampedusa Beach s’avère bouleversante par l’interprétation cynique, résignée et troublante de Céline Samie, portée par un propos qui tranche dans le vif du sujet, autant Lampedusa Snow s’assimile à un conte explicatif qui délaisse les sensations engourdissantes du voyage traversé par Mohamed, joué par un Bakary Sangaré trop malicieux pour un tel périple. Bilan plus que mitigé donc.

Un diptyque pour deux monologues : dans Lampedusa Beach, Shauna raconte sa propre mort, noyée sous les flots d’une mer impitoyable. Dans Lampedusa Snow, Mohamed grimpe les Alpes dans le but de découvrir  « l’autre vallée ». Deux voyages dangereux afin d’avoir une vie meilleure. De vivre tout simplement. Cette échappée conduit les deux héros à une chute verticale : vers le bas pour Shauna, coulant au fond d’un élément marin impitoyable et vers le haut pour Mohamed, mourant de froid. Deux destins tragiques donc reflétant les conditions inhumaines du voyage que choisissent d’effectuer des milliers d’Africains vers l’île de Lampedusa, au risque de ne jamais voir le bout du tunnel. Lina Prosa s’empare d’un sujet d’actualité brûlant en le soumettant à la scène. Force est de constater que sa production dramatique se révèle bien inégale.

Lampedusa Beach met seule en scène Céline Samie, confondante de résignation dans le rôle de Shauba. Le trouble que l’on ressent en écoutant le récit bouleversant de cette jeune femme annihilée par l’élément marin, traditionnellement lié à la matrice maternelle provient essentiellement de la forme choisie par Lina Prosa. L’auteur et metteur en scène a décidé d’utiliser une figure de style traditionnellement assignée à l’épopée : la prosopopée. En faisant parler une morte-vivante, la dramaturge italienne donne une profondeur singulière à sa pièce. On entre dans le vif du sujet, sans détour aucun, par la voix de cet avatar moderne d’Ophélie, belle noyée. Le public assiste impuissant au naufrage des valeurs expérimenté par Shauba, qu’il soit spirituel ou physique. Violée, serrée contre tous ces hommes avides de sexe, l’exilée se lance dans une diatribe anticapitaliste violente et sans concession. Le ton très noir du texte, cynique au possible, renvoie l’Homme face à sa propre condition de mortel. Shauba subit un détraquement du corps qui plie sous l’abondance des règles ou de la diarrhée incontrôlable. Elle va même jusqu’à embrasser une sardine, symbole d’un dysfonctionnement désespéré. À la fois lucide et vacillant au fond du trou, Shauba devient le porte-parole des outragés, devenus pourriture suite à une réification mercantile. Céline Samie endosse avec gravité et délire le rôle écrasant d’une Shauba dégoûtée du monde et peinée de quitter sa Mahama. Le décor ultra minimaliste, constitué de deux panneaux de bois évoquant la coque renversée du bateau, retranscrit la solitude et l’étouffement de la protagoniste. Le travail important fait sur le souffle et la respiration crée une sensation de malaise et de panique extrêmement bien insufflée par l’actrice.

À l’inverse, Lina Prosa semble s’être fourvoyée dans Lampedusa Snow. On assiste ici à une forme contée peu propice à la transmission d’émotions. Le ton trop explicatif, narrant les préparatifs de l’ascension de Mohamed, s’étale sur plus de la moitié de la pièce et du coup ôte toute compassion pour ce personnage. Cette mise en route trop longue empêche de ressentir les souffrances de cet émigré dues à la dureté de la montée et à la découverte d’un climat hostile complètement inconnu, rude et glacial. La blancheur attirante de la neige se montre bien cruelle face à celui qui n’est pas adapté à sa dureté. La metteur en scène, en outre, gère mal sa direction d’acteur et Bakary Sangaré endosse son rôle avec une légèreté et une drôlerie presque inconvenantes. À aucun moment, cette histoire éprouvante d’ascension ne parait crédible. Les propos en eux-mêmes sont bien moins poétiques que pour Lampedusa Beach et au final, on s’ennuie ferme devant ce texte anecdotique bien loin de s’élever au rang de mythe même s’il cite Prométhée. Concernant la scénographie, épurée au possible, un grand carré blanc permet de figurer la montagne… Un brin paresseux et léger comme procédé pour réussir à vraiment nous emporter.

Ainsi, ce Diptyque du naufrage nous convainc à moitié. La beauté de Lampedusa Beach, l’interprétation puissante de Céline Samie et la force du texte nous ont transporté tandis que les faiblesses de Lampedusa Snow, notamment une direction d’acteur inappropriée et une émotion bien trop discrète, nous ont laissé dubitatifs. Résultat en demi-teinte donc. ♥ ♥ ♥

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