Quelle étrange idée d’avoir choisi La Mer pour faire entrer Edward Bond au répertoire de la Comédie-Française ! Après le scandale provoqué par le bébé lapidé dans Sauvés, Bond revient à une esthétique beaucoup plus traditionnelle et romanesque, à mille lieues de la violence énigmatique des Pièces de guerre. Intime connaisseur de Bond, Alain Françon s’attelle à ce morceau inconnu dans nos contrées avec une éblouissante maîtrise : il démontre (après Les Trois Sœurs ou La Trilogie de la Villégiature) une fois de plus son talent synergique à mobiliser les forces vives d’une troupe imposante et rayonnante (près de quinze comédiens !). L’ancien directeur de la Colline métamorphose la Salle Richelieu en une mystérieuse dune déchaînée par les éléments : prenez garde à la tempête !
On pourrait paraphraser l’intrigue de La Mer en reprenant le titre de l’autobiographie de Zweig, Le Monde d’hier. Bond semble fusionner Au Bonheur des dames et Tailleurs pour dames en offrant le cadre d’une petite ville anglaise située au bord de la mer du Nord en 1907. Un univers clos et replié sur lui-même, satisfait de vivre en autarcie et protégé (en apparence seulement) des méfaits de l’extérieur. Au centre de cette communauté, trône Louise Rafi, une riche matrone caustique. La stabilité de son règne vacille le jour où l’on retrouve échoué sur la plage, Collin, le futur époux de sa nièce Rose. Willy, son compagnon d’infortune a survécu, lui. Comment réapprendre à vivre quand on perd une moitié de soi ? Une enquête s’ouvre alors et les pistes les plus farfelues abondent, comme celle de martiens exterminateurs…
Microcosme atomique complexe
Si la trame de La Mer ne brille vraiment pas par son originalité, l’ambiguïté des registres à l’œuvre occasionne un renversement burlesque tout à fait prégnant. Evens, le clochard ivre résume à merveille cette philosophie en guise de conclusion (néanmoins maladroitement illustrative et poussive) : « Sans tragédie, il n’y a pas de rire. » La vie, comme le théâtre (malicieusement mis en abyme lors d’une répétition délirante du mythe d’Orphée), peut basculer en un instant d’un extrême à l’autre. Tel le ressac marin, les atomes de ce microcosme étriqué s’attirent et se repoussent et vivent ensemble en un agglomérat hétérogène.
Françon capte l’essence de la pièce avec la finesse d’un vieux loup de mer habitué aux distributions conséquentes. Poséidon dans l’âme, le metteur en scène orchestre son Olympe aquatique avec un sens frappant de la mosaïque : chaque comédien trouve sa place et parvient à exister sur le plateau. La circularité globalement homogène de la parole assure la cohésion d’un monde polymorphe à la tranquillité brusquement agitée.
Sur le mode du tableau impressionniste magnifiquement dessiné par la scénographie en trompe-l’-œil de Jacques Gabel, les artistes de la maison de Molière donnent le meilleur d’eux-mêmes à commencer par l’impériale Cécile Brune. Toujours aussi impressionnante dans le rôle de matrones impitoyables, elle imprime une autorité tranquille à son personnage, entre cruauté raffinée et élan généreux. Hervé Pierre détonne en marchand de tissus illuminé, écrasé par le rouleau-compresseur du capitalisme. Jérémy Lopez campe un Willy au cœur simple à l’évidente bonté. Elsa Lepoivre s’avère absolument délicieuse de drôlerie en dame de compagnie prête à tout pour se faire remarquer (l’épisode du concours des vocalises lors des funérailles censées être pathétiques de Collin est un régal dans le genre). Seul petit bémol, les changements de décor beaucoup trop nombreux entravent la vélocité d’une action rendue parfois ronronnante.
Françon dompte ainsi La Mer avec une élégance fin de siècle : en combinant son expérience du répertoire bondien à celle de la troupe du Français, il assume un travail d’une belle limpidité, tout en entretenant avec agilité le fracas aussi bien météorologique qu’émotionnel d’une micro-société tiraillée entre le désir d’un nouveau départ et l’attachement à une terre isolée. ♥ ♥ ♥
LA MER d’Edward Bond. M.E.S d’Alain Françon. Comédie-Française. 01 44 58 15 15. 2h15.
© Christophe Raynaud de Lage