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Alexandre Pavloff

Lilo Baur nous offre une Puce bondissante au Français

Chez Feydeau, la question du déréglement sexuel est au cœur de tout. En adaptant un vaudeville peu connu du maître, La Puce à l’oreille, Lilo Baur met nos sens en ébullition. Le public de la Comédie-Française sort en effet revigoré de cette machine infernale du désir menée à un rythme trépidant par une troupe de comédiens habités.

La metteur en scène sort la carte d’un chic de façade qui cache des pulsions beaucoup moins recommendables. Rejetant les codes d’un jeu ultra réaliste, elle préfère plutôt adopter une distance loufoque et grinçante qui plonge le spectateur dans un ahurissement goguenard et qui sied parfaitement à l’absence totale de crédibilité de la pièce, totalement surréaliste.

Une lettre aura une importance capitale pour l’intrigue et inutile de vous dire que les quiproquos, les soupçons d’adultères et autres gaillardises en-dessous de la ceinture seront de la partie !

D’emblée, le décor est posé : un feu de cheminée (kitsch à mort avec ses grandes flammes artificielles), une tête de cerf, une horloge à coucou, une immense baie vitrée avec flocons de neige et de beaux canapés verts. Ambiance cocooning avant la tempête… On se sent bien oui en compagnie de ces félés jaloux, hystériques ou à côté de la plaque. Et ce, deux heures durant !

Sauts de puce
Si cette Puce à l’oreille rend tellement enthousiaste, c’est que Lilo Baur a intégré tous les ingrédients du vaudeville pour en restituer l’énergie débordante, voire bondissante ! Quelle fougue dans cette proposition ! Quelle attention portée aux déplacements qu’il s’agisse des pas de biche des vraies fausses potiches incarnées avec délectation par Anna Cervinka et Pauline Clément, de la foulée nerveuse de Thierry Hancisse, propriétaire d’hôtel despote ou bien encore le trublion Jérémy Lopez, mari sanguin à l’accent espagnol qui saute dans tous les sens. Les comédiens, admirablement dirigés, sont tous du côté de la vie avec leur exubérance et leur folie. Serge Bagdassarian impeccable dans un double rôle de mari net de domestique simplet.

L’acte II, prenant place à l’hôtel du Minet Galant, cristallise la tension sexuelle et façonne un labyrinthe de luxure contrariée assez vertigineux. On ne sait plus où donner de la tête, comme la patronne jouée par une Cécile Brune totalement dépassée par les événements.

Bravo donc à Lilo Baur pour ce travail généreux qui comble visiblement les comédiens présents sur scène et qui nous enchante également ! Feydeau a encore de beaux jours devant lui au Français… ♥ ♥ ♥ ♥


LA PUCE À L’OREILLE de Georges Feydeau. M.E.S de Lilo Baur. Comédie-Française. 01 44 58 15 15. 2h10.

© Brigitte Enguérand

Les volutes envoutantes de Lilo Baur

Un incendie loufoque flamboie en ce moment au Vieux-Colombier. Après avoir monté du Federico Garcia Lorca, Lilo Baur revient au théâtre ibérique en montant Après la pluie de Sergi  Belbel. Décalée, caustique et cruelle, cette comédie aux accents futuristes met à mal le monde de l’entreprise. Les comédiens (et surtout les comédiennes) du Français jubilent dans leur costume pastel et nous avec ! On aurait presque envie de s’en griller une avec eux…

En 1991, la loi Évin affolait les fumeurs. Exit le tabac dans les lieux publics ! Deux ans plus tard, le Catalan écrivait Après la pluie. Résonnant fortement avec l’actualité de l’époque, cette pièce décrit l’impact de cette répression au sein-même d’une boite. Au sommet d’une tour de quarante-neuf étages, cohabitent de manière plus ou moins forcée tout un microcosme d’êtres accros à la nicotine. Pas de hiérarchie sociale ici : secrétaire,  programmateur, de coursier ou directeur, tout le monde est logé à la même enseigne. On se cache par peur d’être dénoncé. Comment trouver le bonheur dans cette atmosphère délétère et ne pas succomber asphyxié ?

Catherine et Liliane au Français
À mille lieues d’un quelconque réalisme, la pièce interpelle par sa fantaisie pleine de verve fleurie. Les dialogues (souvent de sourds) sont franchement savoureux. Quel délice d’écouter ces commères de secrétaires cancaner les unes sur les autres. Clotilde de Bayser est déroutante en rousse-pythie ; Véronique Vella touche toujours autant par sa sensibilité humaine ; Anna Cervinka est irrésistible en cruche à côté de ses pompes (cette fille-là possède un abattage comique assez hallucinant). Rebecca Marder est encore verte dans son jeu : pas vraiment à l’aise encore (ceci dit, la comédie lui sied mieux que la tragédie…). Cécile Brune campe une directrice utopiste toujours pleine de gouaille au vocabulaire ordurier déchaîne les zygomatiques.

Côté mâles, le charmant Alexandre Pavloff mouille la chemise en directeur veule et méprisable ; Sébastien Pouderoux est craquant en informaticien coincé et désabusé par l’ardeur de ses collègues et Nâzim Boudjenah étonnant en coursier lubrique et beauf.

La troupe parvient avec humour et intelligence à faire ressortir la solitude des personnages qu’ils incarnent. Confinés dans un espace réduit, ils s’écoutent parler ou tentent de se rassurer au lieu de prendre en compte le discours de l’autre. On préfère imaginer une romance en croyant apercevoir un couple au loin, rêver d’une société à but non lucratif. Tout pour échapper à un travail abrutissant et stérile. Fumer, c’est aussi paradoxalement tenter de s’aérer l’esprit au sens propre comme figuré…

La scénographie d’Andrew Edwards joue sur les reliefs et les dimensions. Des poutres évoquent des étages superposés qui occasionnent le vertige. Comme celui qu’éprouvent les employés entre attirance et répulsion. On a l’impression d’être suspendus dans les airs tout comme de naviguer à bord d’un navire.

Après la pluie impose par contraste la métaphore du feu : sécheresse interminable, fumée rougeoyantes, incendie, crash d’hélicoptère… Lilo Baur restitue ce climat d’insécurité et d’angoisse avec parcimonie, comme si les protagonistes évoluaient dans une cocotte-minute prête à exploser à tout moment.

La tension se libère enfin avec l’arrivée providentielle de la pluie. On peut enfin devenir maître de sa vie et se délivrer d’une routine monotone et bien morne. L’eau finit par laver la crasse et les relents pestilentiels qui ont imprégné la vie terne de ces êtres. Sous le vernis comique et absurde à la Catherine et Liliane se dissimule une leçon de vie et d’espoir inspirante. ♥ ♥ ♥ ♥

APRES LA PLUIE de Sergi Belbel. M.E.S de Lilo Baur. Comédie-Française. 01 44 58 15 15. 1h40

© Brigitte Enguérand

 

Le puzzle mental de Rambert façonne Une Vie

Le processus d’écriture de Pascal Rambert ne semble pas varier d’un iota au fil des années : le dramaturge conçoit toujours ses pièces en fonction des interprètes. Des rôles taillés sur mesure, comme un écrin prestigieux et valorisant, qui engagent totalement les comédiens. Renouant avec la Comédie-Française, Rambert y expose sa nouvelle création, sobrement baptisée Une Vie. L’occasion de creuser encore et toujours ses obsessions à savoir le désir, la jouissance, l’écoulement du temps, la nostalgie. Jouant comme de coutume la carte de monologues denses, l’auteur de Clôture de l’amour convoque les fantômes de la mémoire entre imprécation et gémissements dans un troublant entre-deux onirique.

On se croirait un peu à France Culture avec Une Vie : un décor blanc éblouissant matérialise un studio d’enregistrement avec table ronde, micro et sièges cosy. Rien ne manque. Il sera évidemment question d’art, comme souvent chez Rambert. Un critique d’art s’entretient avec un peintre en vogue. Instance maïeutique, le journaliste va pousser l’Invité dans ses derniers retranchements. Denis Podalydès, un compagnon de longue route de Rambert, s’engouffre avec aisance dans le rôle torturé de cet être qui n’accepte pas si facilement de se livrer. Chien errant dans les limbes de la psyché, Podalydès poursuit sa quête identitaire avec une tenacité pleine de doutes. Se moquant gentiment de la curiosité immodérée des journalistes, qui comme Sainte-Beuve, aimeraient pouvoir expliquer toute une œuvre en miroir de la vie de leur auteur, l’Invité va se prendre au jeu et se livrer à des confidences intimes.

Femmes, je vous aime
Rambert a écrit quatre monologues pour quatre comédiens du Français. Bizarrement, ces monologues se suivent avec un intérêt décroissant comme si la profusion verbale rambertienne procédait par un mouvement d’épuisement du langage. Cécile Brune ouvre le bal en mère exubérante et étouffante. Sa voix cassante et narquoise sied bien à ce rôle de femme frustrée qui n’aura connu la jouissance qu’une seule fois. Cette remontée crue vers l’origine explique les traumas de l’artiste, cette blessure de la perte et de la castration, son impossibilité à construire une histoire d’amour sereine. Vient ensuite Iris, la muse : Jennifer Decker, touchante dans sa robe blanche vaporeuse, évoque les caresses de l’été. Son statut ambigu de matrice inspiratrice souffre d’être cachée au reste du monde. Sans cesse exposée, sans cesse dissimulée, l’amante crache son fiel à la face de son peintre et le met face à ses contradictions.

L’arrivée fracassante du Frère Amer, Alexandre Pavloff, marque une rupture dans la subtilité cash : Rambert gère avec moins de doigté les duos masculins.. Le comédien, trop vindicatif, verse dans une hystérie problématique. Son positionnement de non-désiré, jaloux et rancunier, aurait pu être évoqué de manière moins frontale. Enfin, le monologue de Pierre-Louis Calixte dans le rôle du meilleur ami tentateur, peine à décoller. On retrouve ici les qualités et les défauts de Rambert : un appétit des mots qui le pousse à ne pas savoir s’arrêter quand il le faudrait. Si les deux monologues féminins s’avèrent si réussis, c’est peut-être tout simplement que les femmes inspirent davantage Rambert. C’est sur le mot « amour » que se clôture le spectacle. Effectivement, cette « vie » aura été marqué par une succession d’amours pas entièrement réalisées. D’où la tentative désespérée de capturer l’essence de cette intensité amoureuse par l’éternité de l’art. Une quête illusoire mais si belle.

UNE VIE de Pascal Rambert. M.E.S de l’auteur. Comédie-Française. 01 44 58 15 15. 1h50. ♥ ♥ ♥

© Christian Raynaud de Lage

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Salle Richelieu, Gérard Desarthe ressuscite l’âme russe avec Les Estivants, fresque féministe de Gorki. En entomologiste chevronné, le metteur en scène dissèque le microcosme de la petite bourgeoise oisive avec un sens étudié des tableaux et de la peinture des caractères. Saisissant la double direction antithétique de la pièce, Desarthe dévoile avec délicatesse la déliquescence d’une caste masculine vile et lâche et l’éclosion d’une conscience sororale exaltant la femme russe. Davantage de niaque aurait sans doute permis à cette version un peu sage mais fine et sensible de réellement exploser. Cependant, on assiste à un travail de belle facture dont il serait dommage de se priver. Et puis, quel plaisir d’admirer quinze acteurs du Français à l’unisson et de retrouver certaines têtes trop injustement délaissées sur le plateau (dont Anne Kessler et Alexandre Pavloff) !

L’avocat Bassov et sa femme Warwara accueillent comme chaque été leurs amis dans un datcha en bord de mer. L’occasion de se retrouver au calme entre gens du même monde, celui de l’intelligentsia issue du peuple. L’arrivée de deux nouvelles têtes, la doctoresse engagée Maria Lwovna et le poète Chalimov chamboule l’ordre établi et fait éclater les vieilles rancœurs. La fin d’une harmonie hypocrite se profile pour engendrer une émancipation féminine implacable.

La pièce de Gorki constitue en réalité une déclaration d’amour à la femme russe, à son épiphanie libératrice : on suit la trajectoire ascendante de viragos prêtes à réclamer leur indépendance pour se délivrer des chaînes d’une misogynie étouffante. Cinq femmes seulement pour dix rôles masculins. Mais quelles femmes ! Desarthe a eu du flair en confiant ces partitions à de solides interprètes. En tête bien sûr, Sylvia Bergé domine la distribution en Warwara digne et noble, aux aspirations élevées. L’une des plus anciennes sociétaires du Français incarne le personnage à l’évolution la plus flagrante avec un maintien et une véracité des sentiments impressionnants. Clotilde de Bayser lui donne la réplique avec une autorité naturelle en Maria Lwovna. Les deux comédiennes distillent une sensation d’entraide féminine touchante et complice. Anne Kessler pétille toujours autant avec sa voix mutine de petite fille : elle est parfaite en jeune poétesse éprise d’idéal mais qui continue à trimbaler sa poupée de chiffon avec aplomb. De sa voix grave, Céline Samie assure en mondaine adultère éprouvée aux bons mots tandis que Martine Chevallier nous régale en vieille bourgeoise hilarante.

Face à ces amazones, les mâles ne peuvent que s’incliner et s’épanouir en une bande de fieffés ratés : Samuel Labarthe en écrivain désillusionné, Hervé Pierre en avocat ignare, Thierry Hancisse en alcoolique incapable, Alexandre Pavloff en prétendant enfantin, Pierre Hancisse en amant enragé ou Michel Favory en médecin surmené. Seuls Hervé Pierre et Loïc Corbery (même si ses vieux démons du cabotinage le reprennent) échappent à cette médiocrité généralisée.

Dirigeant avec agilité ses comédiens, Desarthe semble s’amuser à réinjecter les clichés russes dans sa mise en scène : samovar, ombrelles et bouleaux, rien ne manque pour parfaire le tableau début de siècle d’une Russie en plein tourment sociologique et politique. En outre, il sait retransmettre l’âme russe, avec son ennui inévitable et sa quête existentielle désespérée. Pas de fausses notes dans cette mélodie langoureuse d’un pays en crise identitaire donc. Simplement, un travail peut-être un peu trop appliqué, littéral et lisse, qui aurait mérité un écrin plus violent et moins maîtrisé. Les trois heures de représentation s’enchaînent avec une impression volontaire de lente sobriété, permettant un volte-face final d’autant plus édifiant.

Saluons aussi l’imposante scénographie de Lucio Fanti, esquissant une forêt d’arbres-visages inquiétants et un fond stellaire phosphorescent onirique à souhait. L’espace se révèle occupé avec une belle amplitude et un sens du gigantisme épique. On retrouve la balançoire d’Oncle Vania tout comme le décor de La Cerisaie ou la fureur de vivre des Trois Soeurs de Tchekhov avec plaisir.

Ainsi, ces Estivants nous entraînent dans les profondeurs d’une Russie mi-léthargique, mi-révoltée avec un esprit du collectif propre à la maison de Molière. Desarthe retranscrit cette grande fresque intimiste avec intelligence et goût, dans un respect sensible de la pièce. ♥ ♥ ♥ ♥

© Mirco Cosimo Maglioca
© Mirco Cosimo Maglioca

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La Maladie de la mort, long poème en prose écrit lors d’une période de souffrance intense par Marguerite Duras en 1982, décortique l’absence de désir et la difficulté pour l’homme de comprendre le fonctionnement de la psyché féminine. Duras, dans une réflexion fine, rend hommage au mystère de la femme, à son savoir et à son humilité. La transposition théâtrale de ce court chef-d’œuvre sur le manque d’aimer n’allait pas de soi et pourtant, l’administratrice générale du Français assistée de Matthias Langhoff donne à entendre la langue durassienne avec un désespoir amusé et une sensualité textuelle troublante. Tout repose sur les épaules solides d’un Alexandre Pavloff impérial, tout en contradictions et en nuances. Un superbe moment de théâtre qui prend aux tripes.

Une femme entre dans une chambre d’hôtel anonyme. Vêtue élégamment  d’un imper, elle défait sa valise et s’installe sur le lit, seul élément de décor, encadré par des murs gribouillés de l’écriture agrandie de Duras, soulignant le poids des mots. Elle semble sereine et l’on assiste, tel un voyeur curieux, à son minutieux déshabillage. Pénétrant sans autorisation dans son intimité, on se demande qui elle peut bien attendre. C’est là que surgit un homme. C’est lui qui portera toute l’histoire, c’est sa langue qui retranscrira l’enquête charnelle obsessionnelle, ce besoin de comprendre la femme. Il la paye d’ailleurs. La paye pour qu’elle lui livre les secrets intimes de son être. Mais attention, cette femme sans identité n’est pas une prostituée mais plutôt une initiatrice qui détient les clés du pouvoir.

La Maladie de la mort pourrait en effet s’apparenter à un rapport de domination traditionnel, celui de l’homme sur la femme. L’argent qu’il débourse réifie la femme, la renvoie à son statut de marchandise et l’assimile à un cobaye. Sauf que cette femme apparaît comme une Pythie ensommeillée : paradoxalement, ce corps perpétuellement assoupi et alangui donne une leçon énigmatique à l’homme. Elle lui apprend qu’il est victime de la maladie de la mort. Ce mal hautement problématique à définir pourrait aussi bien renvoyer à l’impuissance masculine qu’à l’homosexualité ou au sida qui fait des ravages au début des années 80. En tous les cas, cet homme n’a jamais éprouvé ni désir ni amour pour une femme. Il ne sait pas aimer tout simplement. Son désespoir est tel et sa curiosité si grande qu’il engage une femme pour qu’elle lui explique ce qu’est la féminité, l’envie d’une femme, de lui faire l’amour et d’en ressentir du plaisir.

Malheureusement, l’homme se caractérise par son insensibilité, entraînant une frustration immense. Il pénètre cette instructrice sans plaisir, la fait jouir sans faire exprès et se montre rebuté par cette « nuit noire » métaphorisant le sexe féminin. Cette obscurité l’engloutit, le perturbe et cependant, il n’arrive pas à éprouver de satisfaction. La leçon s’avère infructueuse, le fossé entre l’homme et la femme annihile toute compréhension de l’autre.

Si La Maladie de la mort constitue l’un des plus beaux textes de Duras, c’est avant tout par l’érotisme constamment teinté de mort qui s’entremêle d’une façon poétique éblouissante. Éros et Thanatos s’unissent avec passion : la curiosité, même vaine, de l’homme est contrecarrée par une pulsion meurtrière puissante. Cette femme, dit Duras, est un appel au viol, à la torture, à la souffrance. L’impuissance de l’homme est si ancrée en lui qu’il ne peut trouver comme solution que l’envie de meurtre, envie non réalisée. Les nuits payées sonnent tel un compte à rebours fatal, celui de l’absence de la femme qui quitte l’homme, le plongeant dans un état de solitude total. La non-fin de ce poème nous laisse dans un parfum d’inachevé complet. Le paroxysme de cette alliance crue réside dans l’évocation de la jouissance de la femme, cette petite mort rendue dégoûtante par cette « chose gluante ». Duras n’épargne rien au public, la beauté des évocations côtoie la réalité la plus triviale, la plus sexuelle.

Ce choc esthétique s’accouple à un mode d’énonciation bien particulier, lié au parti pris de Muriel Mayette : seul Alexandre Pavloff assume entièrement la charge de l’histoire. Il ne dit jamais « Je » mais parle au nom d’un « Vous » universel, exprimant le désir de tous les hommes de percer le mystère de cette femme, qui le nargue par son silence et son sommeil mais qui connaît tout des relations homme / femme. Cette distanciation, créée par l’emploi d’un discours direct mais subverti et un discours indirect pour désigner les paroles de la femme, apporte une perturbation énonciative typiquement durassienne. La metteur en scène aurait pu faire parler Suliane Brahim, faisant ainsi dialoguer le duo. Elle a préféré jouer sur l’impossible réunion entre cet homme et cette femme. Bien lui en a pris car la charge émotionnelle n’en est que plus forte. Cette double énonciation repose sur l’incroyable Alexandre Pavloff, magnifique dans son interprétation mêlant moquerie désespérée, apitoiement déchirant, terrible impuissance et virilité mise à mal. Il est tout simplement beau avec son attitude faussement négligée, mains dans les poches. Il vient vers nous, s’arrête, statique tout au long de cette heure de jeu. Il nous livre à nous spectateurs, le récit de sa déchéance, de son manque d’aimer cruel et tragique. Splendide.

Suliane Brahim, elle, ne parle jamais mais n’est pas une plante verte pour autant. Sa présence gracieuse et sensuelle accompagne avec complémentarité le monologue d’Alexandre Pavloff. Son interprétation paraverbale souligne son rôle ô combien ambigu : muette, elle mène cependant la barque, hypnotisante Belle au bois dormant.

Trois niveaux de lecture sont proposés dans cette adaptation : au premier plan, l’homme nous confie son histoire ; au second, la femme se prélasse, belle endormie et enfin, au dernier plan une vidéo, signée Matthias Langhoff. Celle-ci est un choix artistique purement réfléchi, assumé et signifiant. Loin d’être illustrative, la vidéo prolonge le propos durassien en le poétisant par l’image. Patchwork a priori dégagé de cette intrigue verbale, la vidéo dévoile son sens au fur et mesure des mots énoncés par l’homme. Une image métaphorise judicieusement les rapports entre l’homme et la femme : celle de la banquise. Ces fjords gelés, cette Antarctique hostile et ces icebergs qui s’écroulent renvoient à l’effondrement progressif de l’homme, au froid qui s’enlise malgré un fort désir de connaître sous tous les angles la femme. L’insensibilité de l’homme se conjugue au désir de glace et l’image dialogue vertigineusement avec la parole. L’autre image centrale est celle de la mer matricielle, si chère à Duras et qui symbolise les courants tumultueux et apaisants à la fois des passions. Dans cette vidéo, transparaît également Marguerite Duras à tous les âges de sa vie : jeune fille puis vieille femme souriante, le panorama sélectionné est un bien bel hommage en forme d’album-photo émouvant.

Ainsi, La Maladie de la mort émeut de bout en bout : Alexandre Pavloff abat un jeu tendu, entre froideur et flamboiement. La mise en scène de Muriel Mayette se veut sensible, poétique et attentive à l’écriture durassienne. Ce terrible poème sur l’incommunicabilité de l’homme et de la femme résonne encore fortement à nos oreilles à la sortie du Vieux-Colombier. Un vrai moment d’émotion, poignant. ♥ ♥ ♥ ♥ ♥

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