La Maladie de la mort, long poème en prose écrit lors d’une période de souffrance intense par Marguerite Duras en 1982, décortique l’absence de désir et la difficulté pour l’homme de comprendre le fonctionnement de la psyché féminine. Duras, dans une réflexion fine, rend hommage au mystère de la femme, à son savoir et à son humilité. La transposition théâtrale de ce court chef-d’œuvre sur le manque d’aimer n’allait pas de soi et pourtant, l’administratrice générale du Français assistée de Matthias Langhoff donne à entendre la langue durassienne avec un désespoir amusé et une sensualité textuelle troublante. Tout repose sur les épaules solides d’un Alexandre Pavloff impérial, tout en contradictions et en nuances. Un superbe moment de théâtre qui prend aux tripes.
Une femme entre dans une chambre d’hôtel anonyme. Vêtue élégamment d’un imper, elle défait sa valise et s’installe sur le lit, seul élément de décor, encadré par des murs gribouillés de l’écriture agrandie de Duras, soulignant le poids des mots. Elle semble sereine et l’on assiste, tel un voyeur curieux, à son minutieux déshabillage. Pénétrant sans autorisation dans son intimité, on se demande qui elle peut bien attendre. C’est là que surgit un homme. C’est lui qui portera toute l’histoire, c’est sa langue qui retranscrira l’enquête charnelle obsessionnelle, ce besoin de comprendre la femme. Il la paye d’ailleurs. La paye pour qu’elle lui livre les secrets intimes de son être. Mais attention, cette femme sans identité n’est pas une prostituée mais plutôt une initiatrice qui détient les clés du pouvoir.
La Maladie de la mort pourrait en effet s’apparenter à un rapport de domination traditionnel, celui de l’homme sur la femme. L’argent qu’il débourse réifie la femme, la renvoie à son statut de marchandise et l’assimile à un cobaye. Sauf que cette femme apparaît comme une Pythie ensommeillée : paradoxalement, ce corps perpétuellement assoupi et alangui donne une leçon énigmatique à l’homme. Elle lui apprend qu’il est victime de la maladie de la mort. Ce mal hautement problématique à définir pourrait aussi bien renvoyer à l’impuissance masculine qu’à l’homosexualité ou au sida qui fait des ravages au début des années 80. En tous les cas, cet homme n’a jamais éprouvé ni désir ni amour pour une femme. Il ne sait pas aimer tout simplement. Son désespoir est tel et sa curiosité si grande qu’il engage une femme pour qu’elle lui explique ce qu’est la féminité, l’envie d’une femme, de lui faire l’amour et d’en ressentir du plaisir.
Malheureusement, l’homme se caractérise par son insensibilité, entraînant une frustration immense. Il pénètre cette instructrice sans plaisir, la fait jouir sans faire exprès et se montre rebuté par cette « nuit noire » métaphorisant le sexe féminin. Cette obscurité l’engloutit, le perturbe et cependant, il n’arrive pas à éprouver de satisfaction. La leçon s’avère infructueuse, le fossé entre l’homme et la femme annihile toute compréhension de l’autre.
Si La Maladie de la mort constitue l’un des plus beaux textes de Duras, c’est avant tout par l’érotisme constamment teinté de mort qui s’entremêle d’une façon poétique éblouissante. Éros et Thanatos s’unissent avec passion : la curiosité, même vaine, de l’homme est contrecarrée par une pulsion meurtrière puissante. Cette femme, dit Duras, est un appel au viol, à la torture, à la souffrance. L’impuissance de l’homme est si ancrée en lui qu’il ne peut trouver comme solution que l’envie de meurtre, envie non réalisée. Les nuits payées sonnent tel un compte à rebours fatal, celui de l’absence de la femme qui quitte l’homme, le plongeant dans un état de solitude total. La non-fin de ce poème nous laisse dans un parfum d’inachevé complet. Le paroxysme de cette alliance crue réside dans l’évocation de la jouissance de la femme, cette petite mort rendue dégoûtante par cette « chose gluante ». Duras n’épargne rien au public, la beauté des évocations côtoie la réalité la plus triviale, la plus sexuelle.
Ce choc esthétique s’accouple à un mode d’énonciation bien particulier, lié au parti pris de Muriel Mayette : seul Alexandre Pavloff assume entièrement la charge de l’histoire. Il ne dit jamais « Je » mais parle au nom d’un « Vous » universel, exprimant le désir de tous les hommes de percer le mystère de cette femme, qui le nargue par son silence et son sommeil mais qui connaît tout des relations homme / femme. Cette distanciation, créée par l’emploi d’un discours direct mais subverti et un discours indirect pour désigner les paroles de la femme, apporte une perturbation énonciative typiquement durassienne. La metteur en scène aurait pu faire parler Suliane Brahim, faisant ainsi dialoguer le duo. Elle a préféré jouer sur l’impossible réunion entre cet homme et cette femme. Bien lui en a pris car la charge émotionnelle n’en est que plus forte. Cette double énonciation repose sur l’incroyable Alexandre Pavloff, magnifique dans son interprétation mêlant moquerie désespérée, apitoiement déchirant, terrible impuissance et virilité mise à mal. Il est tout simplement beau avec son attitude faussement négligée, mains dans les poches. Il vient vers nous, s’arrête, statique tout au long de cette heure de jeu. Il nous livre à nous spectateurs, le récit de sa déchéance, de son manque d’aimer cruel et tragique. Splendide.
Suliane Brahim, elle, ne parle jamais mais n’est pas une plante verte pour autant. Sa présence gracieuse et sensuelle accompagne avec complémentarité le monologue d’Alexandre Pavloff. Son interprétation paraverbale souligne son rôle ô combien ambigu : muette, elle mène cependant la barque, hypnotisante Belle au bois dormant.
Trois niveaux de lecture sont proposés dans cette adaptation : au premier plan, l’homme nous confie son histoire ; au second, la femme se prélasse, belle endormie et enfin, au dernier plan une vidéo, signée Matthias Langhoff. Celle-ci est un choix artistique purement réfléchi, assumé et signifiant. Loin d’être illustrative, la vidéo prolonge le propos durassien en le poétisant par l’image. Patchwork a priori dégagé de cette intrigue verbale, la vidéo dévoile son sens au fur et mesure des mots énoncés par l’homme. Une image métaphorise judicieusement les rapports entre l’homme et la femme : celle de la banquise. Ces fjords gelés, cette Antarctique hostile et ces icebergs qui s’écroulent renvoient à l’effondrement progressif de l’homme, au froid qui s’enlise malgré un fort désir de connaître sous tous les angles la femme. L’insensibilité de l’homme se conjugue au désir de glace et l’image dialogue vertigineusement avec la parole. L’autre image centrale est celle de la mer matricielle, si chère à Duras et qui symbolise les courants tumultueux et apaisants à la fois des passions. Dans cette vidéo, transparaît également Marguerite Duras à tous les âges de sa vie : jeune fille puis vieille femme souriante, le panorama sélectionné est un bien bel hommage en forme d’album-photo émouvant.
Ainsi, La Maladie de la mort émeut de bout en bout : Alexandre Pavloff abat un jeu tendu, entre froideur et flamboiement. La mise en scène de Muriel Mayette se veut sensible, poétique et attentive à l’écriture durassienne. Ce terrible poème sur l’incommunicabilité de l’homme et de la femme résonne encore fortement à nos oreilles à la sortie du Vieux-Colombier. Un vrai moment d’émotion, poignant. ♥ ♥ ♥ ♥ ♥