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Camille Chamoux : Épicure, mon amour

Camille Chamoux a un léger souci avec le temps. Débarquant, l’air de rien, dix minutes avant le début de son nouveau spectacle, l’humoriste prend ses aises et met le public du Petit Saint-Martin dans sa poche. Très chic, en working girl des temps modernes, elle nous félicite de notre ponctualité et nous demande d’être ses complices, histoire de piéger les retardataires. Elle est comme ça Camille Chamoux : nature, taquine, accessible. Avec Le Temps de vivre, elle invite à une séance de méditation sur notre finitude.

L’être humain se définit par son rapport au temps : toujours pressé, il ne peut pas profiter de la vie puisque son cerveau se projette déjà dans l’après. C’est à juste titre que Camille Chamoux distingue la pensée chronomètre, celle qui oppresse, de la pensée minuteur qui consiste à raisonner dans le sens inverse. Puisque nous sommes mortels, concentrons-nous sur le moment présent. Fidèle épicurienne, l’humoriste n’hésite pas à se moquer d’elle-même et à partager ses névroses sur scène. Commence par convoquer Proust et sa fameuse Madeleine, aborde Waze et Uber, tacle les Boomers qui ont eu la belle vie et ne lâchent pas le morceau, évoque une amie mal dans sa peau qui a l’impression d’avoir gâché sa vie car elle n’a pas saisi les occasions au moment opportun…

Sous couvert d’humour, ce spectacle aborde donc une notion philosophique de première importance qui consume nos journées et nous plonge dans des abîmes de réflexion. Intelligent, frais, généreux… Les qualificatifs ne manquent pour le nouveau tour de force d’une pile électrique en puissance. Camille Chamoux est une femme qui suscite de l’empathie car on comprend sa détresse. Compagne, mère de famille, amie, elle incarne finalement la girl’s next door à laquelle on peut facilement s’identifier.

En sortant du théâtre, on se dit qu’il n’est « jamais trop tard ». Camille Chamoux, en martelant ce mantra, a bien raison. Il est temps de vivre ! En concluant ses propos par la récitation si incarnée du poème de Boris Vian, recueilli à l’ombre d’une bougie, l’humoriste se fait muse et nous fait frissonner. Merci.

© Christophe Raynaud de Lage

LE TEMPS DE VIVRE de Camille Chamoux. M.E.S de Vincent Dedienne. Petit Saint-Martin. 01 42 08 00 32. 1h20. ♥ ♥ ♥

L’Oiseau Vert entonne son étourdissant ramage à la Porte Saint-Martin

Et dire que sans l’intervention avisée de Jean Robert-Charrier, le public parisien aurait manqué la splendide féérie de L’Oiseau Vert ! Toujours à l’affut, le directeur de la Porte Saint-Martin a en effet proposé à Laurent Pelly de remonter le conte italien de Carlo Gozzi créé en 2015 au TNT de Toulouse. Grand bien lui en a pris.

Inutile de chercher la vraisemblance ici, elle n’existe pas ! Des pommes chantent version Crazy Horse, de l’eau danse, des statues parlent, des jumeaux sans le sou retrouvent leur illustre naissance grâce à une pièce magique, leur mère désespère sous un évier.. . Bref, on perd joyeusement la tête !

Spectacle à l’ancienne, tout en majesté, cet Oiseau Vert entonne son ramage flamboyant sans l’artifice de la vidéo. Une manière de rappeler que pour créer l’illusion, point n’est nécessaire de s’aventurer dans la jungle lassante des nouvelles technologies. Suspension du temps donc. Quel régal ! Le merveilleux s’immisce par la magnifique scénographie de Laurent Pelly qui, paradoxalement, n’impose pas un décor écrasant. Tout s’inscrit dans la recherche du détail, de la beauté des costumes bouffants, de lustres scintillants, de nappes ondulantes… Pour ce faire, des machinistes s’improvisent simples magiciens et qui actionnent poulies et autres rouages. Tout cela est fluide, magique : aucun accroc !

Captivante outrance
Laurent Pelly a décidé d’accentuer le grotesque de la fable en faisant preuve de beaucoup d’autodérision dans sa direction d’acteurs : Emmanuel Daumas s’avère impayable en roi-fantoche enfantin ; Georges Bigot déménage en charcutier cupide ; Nanou Garcia touche en humble mère de substitution. Une affection toute particulière pour Marilú Marini épatante en sorcière tarentulesque digne de Walt Disney : avec sa longue cape noire et ses deux cannes d’araignée, elle dépote en horrible mégère à la voix enrouée.

Difficile de concilier la parodie et le sérieux de l’œuvre : d’un côté, Gozzi se moque ouvertement des codes du conte en exagérant la situation (ce que Pelly met en relief à merveille) ; d’un autre côté, la pièce constitue une fable philosophique à la morale terrible. L’argent corrompt les mœurs et transforme la sagesse en vanité stupide. Le metteur en scène fusionne plutôt habilement les deux registres malgré des ruptures de ton parfois trop brutales.

Finalement, certains rejetteront sans doute ce conte volontairement outré, bariolé, réfractaires au vent de folie magique qui souffle près de Strasbourg Saint-Denis. D’autres au contraire succomberont à l’envoûtement jeté par le magicien Pelly. De la belle ouvrage !

L’OISEAU VERT de Carlo Gozzi. M.E.S de Laurent Pelly. Théâtre de la Porte Saint-Martin. 01 42 08 00 32. 2h20 ♥ ♥ ♥ ♥ ♥

© Polo Garat Odessa

Michel Fau, Tartuffe démoniaque au goût de miel

Michel Fau a toujours professé un goût prononcé pour les comédies noires de Molière. Après un Misanthrope flamboyant et sans concession, il récidive avec Le Tartuffe à la Porte Saint-Martin. Le vrai génie du fantasque metteur en scène consiste à faire saillir le côté profondément baroque du dramaturge classique. Aucune mesure, aucune modération, aucune bienséance ici ! Une outrance démoniaque et paradoxalement hiératique imprègne le plateau d’une noirceur infernale.

Tartuffe, parangon du faux-dévot, est un monstre d’hypocrisie qui doit inspirer l’horreur sous ses airs pieux. Molière a su préparer son arrivée en maintenant un suspense insoutenable puisque ce n’est qu’au milieu de la pièce que l’imposteur débarque sur scène. Auparavant, son portrait binaire aura été savoureusement croqué par la maisonnée d’Orgon. Celui-ci est esquissé par Michel Bouquet qui a plus de quatre-vingt dix ans prouve qu’il en a encore sous le ventre ! Avançant à petits pas et professant son adoration aveugle d’une voix espiègle de garçonnet, le grand comédien ne met pas l’accent sur l’aspect colérique du personnage tartuffié. Il semble plutôt à la dérive, un brin dans la lune cet Orgon. Sa confrontation avec son ancien élève, Michel Fau, ne manque pas de sel. D’un point de vue de la carrure déjà, l’excentrique Fau dévore l’espace. Ses habits rouges de cardinal évoquent la démesure et l’appétit. Quel délice de le voir dévorer une cuisse de poulet avec une gourmandise de vilain garçon… Ce rôle a été écrit sur mesure pour Fau car il permet au comédien de déployer son jeu de fourbe diva avec son exubérance coutumière.

Flammes précieuses
Cet amour de la démesure s’accomplit dans la scénographie même : Emmanuel Charles a conçu une église lugubre en pop-up qui évoque les contes sombres de notre enfance. Courbé en demi-cercle, le décor étouffe et oppresse : il est splendide, sublimé par des lumières d’outre-tombe, du vert au rouge en passant par le bleu. Les costumes de Christian Lacroix évoque le faste de la Cour du Roi-Soleil avec ses brillants, ses frous-frous. Nicole Calfan, altière et digne Elvire, ressemble à un paon pailleté ; l’arrivée ridiculement pompeuse de Valère sur un cheval de carton-pâte fait également son petit effet…

Toute la distribution se fond avec malice dans l’ensemble : Christine Murillo est divine dans le rôle lumineux de Dorine, servante terrienne et raisonnable. Justine Bachelet et Dimitri Viau sont drôlissimes en amants-gamins pas vraiment dégourdis.

La célèbre scène de la table est revisitée à vue : l’autel surélevé fait penser à une scène de guignol. Michel Bouquet est assis sur une chaise et assiste impuissant aux avances appuyés d’un Fau trop tactile. Rien d’une charge réellement érotique, contrairement au travail de Luc Bondy. Original et bien trouvé ! Le dénouement souligne le maniérisme de Fau : pétrifiés comme des statues, les comédiens clôturent la pièce sur une note de soufre. La croix brûle comme une ultime provocation, laissant les personnages exsangues… ♥ ♥ ♥ ♥

LE TARTUFFE de Molière. M.E.S de Michel Fau. Porte Saint-Martin. 01 42 08 00 32. 2h15

© Marcel Hartmann

Cendrillon ou l’art de la réparation pommeratien

Des obsessions habitent l’œuvre de Joël Pommerat : ses diverses relectures des contes d’antan englobent un questionnement sur le deuil, la perte, le déni, les nœuds familiaux. Sa Cendrillon ne déroge pas à la règle. Après avoir fait les beaux jours de l’Odéon, elle pose ses valises pendant plusieurs mois à la Porte Saint-Martin suite à la louable initiative de son directeur Jean Robert-Charrier. Plongée primitive au coeur de nos peurs les plus profondes, cette ambitieuse relecture de Perrault et des frères Grimm conçoit la scène comme un espace de réparation. Ou comment l’enfance s’affranchit d’une culpabilité trop lourde à porter pour de si jeunes épaules.

Les drames n’attendent pas les années pour poignarder une vie en plein vol. Une vieille femme se remémore en voix off une tragédie qui lui est arrivée. Ou peut-être pas. Sa mémoire lui joue des tours. Des nuages projetés sur des murs-vidéos apaisent la vue autant qu’ils symbolisent les flottements de l’esprit.

Brusque analepse : Sandra discute avec sa mère agonisante pour la dernière fois. En interprétant mal ses paroles, la petite fille se fait une promesse : elle pensera à sa mère à chaque minute de sa vie pour éviter sa mort effective. Cette mission impossible accélère la maturité de l’enfant qui refuse de voir la vérité en face. Ce n’est pas son père, passéisté et gérant maladroitement la situation qui va arranger l’affaire. Il se remarie d’ailleurs rapidement avec une odieuse femme hantée par le vieillissement et doté de deux pimbêches de filles accro à leurs téléphones portables. L’enfer commence alors pour Sandra, rebaptisée Cendrier : un enfer recherché, souhaité même par la petite. La version pommeratienne complexifie les données initiales en dotant son héroine d’un sens de la culpabilité aigu, voire maladif. Cette exigence de maltraitance, de rabaissement, de mépris vise à compenser la faute que pense avoir commise l’adolescente : avoir négligé trop longtemps de penser à sa mère.

Cauchemar réconfortant
D’où cette absence de couleurs : Éric Soyer, éclairagiste fétiche de Pommerat, enferme le conte dans une noirceur étouffante, trouée de rayons de lumière. Une ambiance crépusculaire aux allures de cauchemar qui jette un voile de deuil sur la représentation. L’imagination, le goût des histoires qu’on invente pour se rassurer apparaissent comme des soupapes de sécurité. La confrontation à la réalité, cruellement incarnée par la marâtre, s’inscrit dans l’onirisme inquiétant cher au dramaturge. Les contes de fées se révèlent débarassés de leur oripeau magique pour s’ancrer dans une déglamourisation terrienne. La marraine n’a plus de baguette magique mais se révèle accro à la nicotine ; pas de carosse magique ni de strass. La transposition moderne place le conte dans une trajectoire résolument universelle : l’éclatement du cocon familial, la difficulté de trouver sa place au sein d’un espace recomposé, la construction de soi sans la figure maternelle constituent autant d’échos bouleversants. Sans jamais verser dans le pathos puisque le décalage comique brise des épanchements larmoyants.

Avouons que l’abattage des acteurs contribue beaucoup au succès de l’affaire. Catherine Messtoussis campe une épouvantable belle-mère traquant les rides avec une réjouissante monstruosité. Noémie Carcaud est irréstible en bonne fée terre-à-terre. Alfredo Cañavate ne lâche rien en père à côté de la plaque et Déborah Rouach excelle en enfant-adulte à la maturité désarçonnante combinée à une répartie sans appel.

Les braises tombées au fond du cendrier ne s’éteindront pas dans l’esprit de ceux qui auront assisté à Cendrillon : la flamme d’un amour sans faille et les angoisses d’une âme pure ne manqueront pas de résonner chez chacun d’entre nous. ♥ ♥ ♥ ♥

CENDRILLON de Joël Pommerat. M.E.S de l’auteur. Théâtre de la Porte Saint-Martin. 01 42 08 00 32. 1h40.

nelson

On n’arrête plus la tornade Ladesou ! Après avoir provoqué un cataclysme la saison dernière aux Variétés, elle revient dans Nelson, la seconde pièce du jeune auteur Jean Robert-Charrier. Après Amanda Lear dans Divina, le directeur de la Porte Saint-Martin compose un boulevard sur mesure pour une autre blonde hilarante. Cette comédie carnassière et méchamment drôle s’inscrit dans l’air du temps : vacharde avec les écolos-bobos et les bourgeois capitalistes, Nelson assume ses clichés et provoque une tempête générale de rire. Locomotive humoristique ultra efficace, casting de luxe, magnifiques costumes, décors imposants et rythme à cent à l’heure. Bref, du bonheur ! Un de nos coups de cœur de la rentrée niveau comédies.

N’importunez pas Jacqueline ! Cette célèbre avocate, vénale, carnivore et castratrice vit sur les chapeaux de roue. Menant tambour battant son existence trépidante de working-girl, notre amatrice de fourrure doit relever un défi de taille. À la demande de sa fille Christine, étudiante en sociologie férue d’humanitaire, Jacqueline se voit forcée de travestir ses principes bourgeois pour endosser le costume d’une alter-mondialiste végétalienne et tolérante. Dans le seul but d’aider son enfant à tenter de partir en mission en Afrique. S’ensuivra un dîner de cons d’anthologie où le naturel reviendra vite au galop… Quiproquos et gaffes en pagaille ! Avec un lapin aveugle en prime pour faire pleurer dans les chaumières.

Inutile de le cacher plus longtemps : Nelson nous a littéralement emportés. On pressentait déjà qu’avec Divina, Jean Robert-Charrier tracerait son chemin dans les sentiers sinueux du boulevard. Impression confirmée avec cette nouvelle mouture confrontant le snobisme de la classe supérieure et l’écologisme un brin radical des bobos parisiens. L’auteur n’hésite pas à enfoncer des portes ouvertes et à s’engouffrer dans des brèches caricaturales, dans la veine traditionnelle des boulevards. Ce repas abracadabrantesque fonctionne pourtant à plein régime : l’antagonisme des deux familles, finalement pas si différentes, fait mouche car porté par une écriture alerte et une direction d’acteurs précise et démente.

Chantal Ladesou apparaît évidemment comme LA caution comique du spectacle. Conçue entièrement pour elle, la pièce exacerbe les talents d’humoriste de cette cougar irrésistible. Sa voix rocailleuse d’harpie-sorcière blasée suffit à déclencher les zygomatiques tout comme son insolence et sa franchise sans limite. Idéale en avocate cynique et survoltée, Chantal Ladesou fait le show comme personne. À ses côtés, Armelle ne demeure pas en reste : sa diction impayable combinée à ses airs aristocratique ne rendent que plus impayable ses torrents d’insulte en mode Gilles de la Tourette, suite à l’indigestion malencontreuse de pâtes à base d’œuf… Sans oublier Thierry Samatier, en époux à l’ouest et chanteur raté, Éric Laugérias en mari écolo lubrique et Simon Jeannin en fils stupéfiant dans sa danse vaudou.

Les costumes fleuris de Michal Dussarat apportent une délicate touche kitsch et décalée et les décors monumentaux et chic de Stéphanie Jarre créent une ambiance cosy de bon aloi. La mise en scène de Jean-Pierre Dravel et Olivier Macé se veut minutieuse et pointilliste, chaque détail se trouvant à sa place. Malgré quelques légères baisses de régime, l’ensemble s’avère tout à fait captivant et la machine comique tourne avec une belle dynamique.

Nelson s’érige ainsi comme l’une des comédies incontournables en cette rentrée théâtrale. Emportée par la géniale Chantal Ladesou, la pièce de Jean Robert-Charrier assure sa mission de divertissement avec brio et offre une détente incomparable. Si vous voulez vous relaxer avec un boulevard délicieux, vous savez ce qu’il vous reste à faire ! ♥ ♥ ♥ ♥

NELSON (Jean-Pierre DRAVEL et Olivier MACE) 2014

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