Le Théâtre de l’Opprimé n’aura jamais aussi bien porté son nom qu’en programmant Nema de Koffi Kwahulé. À travers un double portrait de femmes victimes de violences conjugales, le dramaturge ivoirien dresse un portrait au vitriol de la société occidentale et de ses perversions avec une langue syncopée et lyrique ; triviale et rituelle. Si Marie Ballet en dégage avec pertinence une distanciation comique évitant le pathos, elle échoue à en restituer le sel incantatoire et la beauté de l’écriture kwahulienne, entrelacée de brisures et de continuité passe à la trappe.
Nema… Un prénom singulier pour une jeune femme qui l’est tout autant. Folle amoureuse de son fleuriste de mari Nicolas, la femme de ménage encaisse pourtant les coups sans broncher. Une brûlure par-ci ; une ecchymose par-là… Jusqu’à ce que sa patronne Idalie décide de prendre les choses en main et de faire réagir son employée. Mais la publicitaire se retrouve également dans la tourmente avec son mari Benjamin, jaloux de la promotion de sa moitié. L’entraide virera au drame.
Avec Nema, Kwahulé abolit les frontières hiérarchiques en dénonçant les violences domestiques comme un fait de société universel. Dressant sans cesse des parallélismes entre les deux couples, l’auteur magnifie la solidarité féminine entre les deux femmes en les érigeant progressivement comme des sœurs de viol, liées par un trauma indélébile. L’émergence de cette amitié sororale bouleverse, l’entraide devient un moyen nécessaire de survie. Nema en vient à bousculer le déni réconfortant d’Idalie à travers la mise en scène thérapeutique d’un travestissement identitaire. Après la cérémonie de la robe offerte à Nema, celle-ci se met littéralement à incarner sa maîtresse, dominatrice et inflexible, afin de lui faire prendre conscience de l’attitude à suivre. Ici, Marion Amiaud campe avec panache et dédain une femme de pouvoir forte et déterminée, transformant Benjamin en un pauvre toutou obéissant. La scène, à la fois drôle et confondante de justesse, fait mouche.
En se confrontant à Nema, Marie Ballet assume une partition ardue à orchestrer car la mélodie kwahulienne se joue des ruptures rythmiques et tonales avec un art consumé de la surprise. En choisissant de traiter le prosaïsme cru de la pièce par une distanciation comique, l’ancienne comparse de Jean Bellorini est sur la bonne piste et introduit une part d’inquiétante étrangeté dans cette comédie de mœurs infernale. Avec peu de moyens, la metteur en scène rend compte de cette impression de flottement spatial avec des astuces plutôt bien senties. La baignoire devient notamment un espace-totem central dans l’économie du spectacle : refuge, temple de l’amour ou cachette à cadavre à la fois. Quant au bouquet de fleurs lumineux passant de main en main, il traduit habilement la double métaphore obsédante de la pièce, à savoir les fleurs comme objet de séduction et présage mortifère, et la lumière comme tentation d’élévation et d’absolution.
À relever également, une distribution globalement au taquet. Marion Amiaud s’en tire avec beaucoup de profondeur dans le rôle-titre : petite souris frêle avec sa coupe à la garçonne, elle sait se montrer lionne quand l’urgence et le désespoir explosent. Belle palette d’émotions. Face à elle, Aurélie Cohen incarne une Idalie un brin insouciante et moqueuse mais aussi profondément humaine et touchante. Jean-Christophe Folly délivre un jeu puissamment bestial en Nicolas à fleur de peau tandis qu’Ombeline de la Teyssonière apporte une touche de légèreté en secrétaire accro aux petites annonces. Emmanuelle Ramu se délecte en mère castratrice et sans-gène.
Musicalité sous silence
Cependant, Marie Ballet ne réussit pas à injecter la dose nécessaire de gravité et de solennité contenue dans la pièce de Kwahulé. Son travail aplatit les enjeux proprement littéraires et poétiques du dramaturge ivoirien en échouant à en restituer la musicalité interne. Traversée de part en part par l’influence du jazz et du classique, Nema se caractérise aussi par un lyrisme étonnant. Pourtant, ces moments d’introspection deviennent insignifiants dans leur application scénique. Dans la pièce, Nema entame comme un leitmotiv une forme de chant rituel décrivant allégoriquement son trauma originel, celui de son viol commis par son père. Or, ce chant se révèle traité comme une comptine beaucoup trop désinvolte ; la cadence adoptée sonne mal aux oreilles, le tout paraît artificiel et pourrait même prêter à contre-sens alors qu’il s’agit sans doute de la clé de lecture la plus importante pour appréhender le personnage.
Autre souci, le choix d’attribuer le rôle de Benjamin à Matthieu Fayette. Très fade dans son jeu, le comédien paraît bien peu crédible. Là où Nicolas symbolise davantage la violence physique, Benjamin se montre plus sournois dans sa perversion. Or, à aucun moment, il ne distille un quelconque sentiment de menace. Bien qu’infantilisé par sa mère Marie ultra possessive, ce caractère devrait inspirer une crainte sourde. Il n’en est rien ici.
Enfin, quelle mouche a piqué la metteur en scène pour insérer « Une Charogne » ou, encore pire, « Drôle de vie » de Véronique Sanson. Le texte de Kwahulé se suffit amplement à lui-même, inutile d’ajouter des périphrases purement illustratives.
Saluons néanmoins le courage de Marie Ballet d’avoir osé s’attaquer à une pièce diablement retorse à monter. Quel plaisir de voir jouer Koffi Kwahulé, un dramaturge contemporain de premier ordre trop souvent délaissé ces temps-ci sur les planches. Si son initiative est louable et son travail tout à fait honnête, on reste malgré tout sur sa faim. Les subtilités de la langue kwahulienne, ses hachures et sa circularité, s’effacent et laissent place à un ton trop monocorde pour en restituer toutes les couleurs. ♥ ♥
NEMA de Koffi Kwahulé. M.E.S de Marie Ballet. Théâtre de l’Opprimé. 01 43 40 44 44. 2h.
© Cie Oui Aujourd’hui